GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SINDICATUL « PĂSTORUL
CEL BUN » c. ROUMANIE
(Requête no 2330/09)
ARRÊT
STRASBOURG
9
juillet 2013
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches
de forme.
En l’affaire Sindicatul « Păstorul cel Bun »
c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Boštjan M. Zupančič,
Elisabeth Steiner,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Ledi Bianku,
Vincent A. de Gaetano,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre
Sicilianos,
Erik Møse,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le
7 novembre 2012 et le 5 juin 2013,
Rend l’arrêt que voici,
adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2330/09) dirigée
contre la Roumanie et dont le syndicat Păstorul cel Bun (le Bon Pasteur) a saisi
la Cour le 30 décembre 2008 en vertu de l’article 34
de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre
a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les
membres du syndicat requérant (article 47 § 3 du règlement de la Cour).
2. Le
syndicat requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a
été représenté par Me R. Chiriţă, avocat à Cluj Napoca. Le
gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, Mme C. Brumar, du ministère
des affaires étrangères.
3. Le syndicat requérant alléguait que le rejet
de sa demande d’enregistrement en tant que syndicat avait porté atteinte au
droit de ses membres de fonder un syndicat garanti par l’article 11 de la
Convention.
4. La
requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52
§ 1 du règlement). Le 31 janvier 2012, une chambre de ladite section,
composée des juges Josep Casadevall, Egbert
Myjer, Ján Šikuta, Ineta Ziemele, Nona Tsotsoria, Mihai
Poalelungi et Kristina Pardalos, ainsi
que de Santiago Quesada, greffier de
section, a rendu un arrêt. A l’unanimité, elle a déclaré la requête
recevable et, par une majorité de cinq voix contre deux, elle a jugé qu’il y
avait eu violation de l’article 11 de la Convention.
5. Le
9 juillet 2012, à la suite d’une demande formée par le Gouvernement le 27 avril
2012, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant la
Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention.
6. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§
2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. A la suite du déport de M. Corneliu
Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le
Président de la Grande Chambre a désigné Mme Angelika Nußberger pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la
Convention et 29 § 1 du règlement).
7. Tant
le syndicat requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites
complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
8. Ont
été autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la
Convention et 44 § 2 du règlement) l’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice et
l’Archevêché orthodoxe de Craiova, qui s’étaient déjà portés tiers intervenants
devant la chambre, le Patriarcat de Moscou, les organisations non
gouvernementales Becket Fund et International Center for Law and Religion
Studies, ainsi que les gouvernements moldave, polonais, géorgien et grec.
9. Une
audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 7
novembre 2012 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme C. BRUMAR, agent,
Mme I. CAMBREA, co-agente,
M. D. DUMITRACHE, conseiller,
Mme A. NEAGU, conseillère ;
– pour le requérant
Me R. CHIRIŢĂ, avocat, conseil,
Me I. GRUIA, avocat, conseil,
Mme O. CHIRIŢĂ, conseillère ;
La Cour a entendu en leurs déclarations Me
Chiriţă et Mmes Brumar et Neagu.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Le
4 avril 2008, trente-deux prêtres orthodoxes des paroisses de la métropole d’Olténie,
dont une majorité relevaient de l’archevêché de Craiova (région du sud-ouest de
la Roumanie), et trois employés laïcs du même archevêché, réunis en assemblée
générale, décidèrent de fonder le syndicat Păstorul
cel Bun. Les passages pertinents du statut adopté à cette occasion se
lisent comme suit :
« Le but du syndicat du personnel clérical
et laïc travaillant dans les paroisses ou dans d’autres structures
ecclésiastiques qui relèvent de la juridiction administrative et territoriale
de la métropole d’Olténie a été défini librement. Il consiste à représenter et
défendre les droits et intérêts professionnels, économiques, sociaux et
culturels de ses membres clercs et laïcs dans leurs rapports avec la hiérarchie
de l’Eglise et le ministère de la Culture et des Cultes.
Afin d’atteindre ce but, le syndicat :
a) veille au respect des droits
fondamentaux de ses membres au travail, à la dignité, à la protection sociale,
à la sécurité au travail, au repos, aux assurances sociales, aux aides en cas
de chômage, aux droits à la retraite et aux autres droits prévus par la
législation en vigueur ;
b) veille à ce que chacun de ses
membres puisse exercer un travail qui corresponde à sa formation
professionnelle et à ses compétences ;
c) veille au respect des dispositions
légales relatives à la durée des congés et des jours de repos ;
d) assure la promotion de la libre
initiative, de la concurrence et de la liberté d’expression de ses
membres ;
e) veille à l’application et au
respect scrupuleux des dispositions légales concernant la protection du travail
et des droits qui en découlent ;
f) veille à la pleine application des
dispositions de la loi no 489/2006 relative à la liberté
religieuse et au régime juridique des cultes, du Statut de l’Eglise orthodoxe
roumaine et des saints canons de l’Eglise orthodoxe roumaine ;
g) négocie avec l’archevêché et la
métropole les conventions collectives et les contrats de travail, qui doivent
préciser expressément tous les droits et devoirs des clercs et des laïcs ;
h) assure la protection de son
président et de ses représentants pendant leur mandat et après l’expiration de
celui-ci ;
i) veille à être représenté à tous les
niveaux et dans toutes les instances de décision, conformément aux dispositions
légales en vigueur ;
j) utilise la pétition, la
manifestation et la grève comme moyens de défense des intérêts de ses membres,
de leur dignité et de leurs droits fondamentaux ;
k) assigne en justice les personnes
physiques ou morales qui méconnaissent la législation du travail, le droit
syndical ou les dispositions de la convention collective signée au niveau de la
métropole ou des contrats de travail si les litiges correspondants n’ont pas pu
être résolus par la négociation ;
l) veille au respect et à l’application
des dispositions légales relatives à la rémunération et à la garantie de
conditions de vie décentes ;
m) œuvre pour que les clercs et les
laïcs puissent bénéficier de l’ensemble des droits dont jouissent d’autres
catégories sociales ;
n) constitue des caisses d’entraide ;
o) édite et imprime des publications
visant à informer ses membres et à défendre leurs intérêts ;
p) crée et administre dans le respect
des dispositions légales et dans l’intérêt de ses membres des organismes de
culture, d’enseignement et de recherche dans le domaine de l’activité
syndicale, des établissements sociaux et des établissements socio‑économiques ;
r) lève des fonds pour l’entraide de
ses membres ;
s) organise et finance des activités
religieuses ;
ş) formule des propositions pour les
élections organisées dans les structures locales de l’Eglise et propose la
participation au Saint Synode de l’Eglise orthodoxe roumaine d’un prêtre
faisant partie de ses membres ;
t) demande à l’archevêché qu’il
présente dans le cadre de l’assemblée des prêtres un rapport sur ses revenus et
ses dépenses ;
ţ) demande au Conseil de l’Archevêché
qu’il communique, chaque trimestre ou chaque année, les décisions prises en
matière de nominations, de transferts et de répartition des budgets. »
11. En
vertu de la loi no 54/2003 sur les syndicats, le président élu
du syndicat sollicita auprès du tribunal de première instance de Craiova l’octroi
au syndicat de la personnalité morale et son inscription au registre des
syndicats, soutenant que la demande d’enregistrement était conforme à la loi no 54/2003
sur la liberté syndicale et faisant valoir que la loi no 489/2006
sur la liberté religieuse n’interdisait pas la création d’un syndicat.
12. Le
ministère public, représentant l’Etat dans la procédure, se prononça en faveur
de la demande d’enregistrement, estimant que la création d’un syndicat de
membres du personnel clérical et laïc n’était contraire à aucune disposition
légale. Il ajouta que, les membres du syndicat étant des employés qui
exerçaient leurs fonctions en vertu de contrats de travail, ils avaient, à l’instar
de tout autre employé, le droit de s’associer au sein d’un syndicat pour la
défense de leurs droits.
13. L’archevêché
de Craiova, tiers intervenant dans la procédure, confirma que les membres du
syndicat étaient employés par l’archevêché, mais affirma que la création du
syndicat sans l’accord et la bénédiction de l’archevêque (ci-après « l’autorisation »)
était interdite par le Statut de l’Eglise orthodoxe roumaine, qui avait été
approuvé par l’arrêté no 53/2008 du Gouvernement. Il ajouta qu’en
vertu dudit statut, les prêtres ne pouvaient pas comparaître devant les
tribunaux civils, même dans le cadre d’un litige personnel, sans l’autorisation
écrite préalable de l’archevêque. Précisant qu’ils présidaient les assemblées
et les conseils de direction de leurs paroisses, il soutint que, dès lors, ils
ne pouvaient pas créer de syndicat, la loi no 54/2003 l’interdisant
aux personnes exerçant des fonctions de direction. Enfin, il versa au dossier
des déclarations écrites par lesquelles huit membres du syndicat exprimaient
leur souhait de ne plus en faire partie.
14. Ayant
constaté que la demande d’enregistrement remplissait les conditions de forme
requises par la loi no 54/2003, le tribunal estima qu’il convenait d’analyser
la demande à la lumière des articles 2 et 3 de ladite loi, de l’article 39 du
code du travail, de l’article 40 de la Constitution, de l’article 22 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 11 de la
Convention européenne des droits de l’homme.
15. Par
un jugement du 22 mai 2008, le tribunal accueillit la demande du syndicat et
ordonna son inscription au registre des syndicats, lui conférant ainsi la
personnalité morale.
16. Les
passages pertinents de l’arrêt se lisent comme suit :
« Le tiers intervenant soutient que la
demande de création du syndicat est contraire aux lois spéciales concernant la
liberté religieuse et le régime juridique des cultes et, en l’absence de bénédiction
de l’archevêque et d’autorisation écrite préalable de comparaître devant le
tribunal (requise même pour les litiges personnels), au Statut de l’Eglise
orthodoxe roumaine.
Eu égard aux dispositions du Statut de l’Eglise
ainsi qu’à celles de la loi no 489/2006 sur la liberté
religieuse, le tribunal rejette les allégations du tiers intervenant, qu’il
estime non fondées, pour les motifs exposés ci-après.
Le tribunal note que, en vertu de l’article 5 § 4
de la loi no 489/2006, les cultes, les associations religieuses et
les groupements religieux doivent respecter la Constitution, et leurs activités
ne doivent pas être contraires à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la
santé et à la morale publiques, ni aux droits et libertés fondamentaux.
Le tribunal observe également que le Statut de l’Eglise,
tel que reconnu par l’arrêté no 53/2008 du Gouvernement, n’interdit
pas expressément la création d’un syndicat de membres du personnel clérical et
laïc au sens de la législation du travail. Or le tiers intervenant, qui
prétend que le droit de créer un syndicat est subordonné à l’obtention de la bénédiction
de l’archevêque, n’a pas contesté que les membres fondateurs du syndicat soient
des employés titulaires d’un contrat de travail.
Les arguments du tiers intervenant ont été
analysés à la lumière, d’une part, des articles 7 à 10 de la loi sur la liberté
religieuse, qui reconnaît le rôle important de l’Eglise orthodoxe roumaine et
son autonomie quant à son organisation et à son fonctionnement, et, d’autre
part, de l’article 1 § 2 de la même loi, qui dispose que « nul ne peut
être empêché ou contraint d’adopter une opinion ou d’adhérer à une croyance
religieuse au mépris de ses convictions » et que « nul ne doit subir
de discrimination, être poursuivi ou être placé en situation d’infériorité en
raison de ses croyances, de son appartenance ou de sa non-appartenance à un
culte ou à un groupement ou une association religieux, ou du fait qu’il exerce
sa liberté religieuse dans les conditions prévues par la loi ».
Dès lors que les clercs et les laïcs sont
reconnus comme des employés, la loi leur garantit le droit de constituer un
syndicat. Or ce droit ne peut être soumis à aucune restriction fondée sur l’appartenance
religieuse ni à aucune autorisation préalable de la hiérarchie.
De l’avis du tribunal, le principe de
subordination hiérarchique et d’obéissance qu’énonce le Statut ne peut servir
de base à une restriction du droit de constituer un syndicat : les seules
restrictions admissibles en la matière sont celles qui sont prévues par la loi
et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la
prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la
morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
L’argument que le tiers intervenant tire du fait
que les demandeurs n’ont pas obtenu de l’archevêque l’autorisation de
comparaître devant les tribunaux civils doit également être écarté, compte tenu
de ce que, aux termes de l’article 21 de la Constitution, « toute personne
a le droit de saisir la justice pour défendre ses droits, ses libertés et ses intérêts
légitimes, et ce droit ne peut être restreint par aucune loi. »
La création d’un syndicat ne révèle pas
nécessairement l’existence au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine d’un courant
divergent qui mépriserait la hiérarchie et les règles qu’elle impose ; au
contraire, elle a vocation à contribuer au dialogue entre employeur et employés
en matière de négociation des contrats de travail, de respect du temps de
travail et de repos et des règles de rémunération, de protection de la santé et
de la sécurité au travail, de formation professionnelle, de couverture
médicale, et de possibilité d’élire des représentants dans les structures de
décision et d’y être élu, dans le respect des spécificités de l’Eglise et de sa
mission religieuse, spirituelle, culturelle, éducative, sociale et caritative.
Compte tenu de ce qui précède, le tribunal, en
vertu de l’article 15 de la loi no 54/2003, accueille la
demande, rejette l’objection du tiers intervenant, octroie la personnalité
morale au syndicat et ordonne son inscription au registre des syndicats. »
17. L’archevêché
contesta ce jugement, soutenant que les dispositions du droit interne et du
droit international sur lesquelles il était fondé étaient inapplicables au cas
d’espèce. Invoquant l’article 29 de la Constitution, qui garantit la liberté
religieuse et l’autonomie des cultes, il arguait que le principe de la liberté
religieuse ne pouvait pas s’effacer devant d’autres principes constitutionnels,
notamment celui de la liberté d’association, y compris la liberté syndicale.
18. Il
estimait que l’apparition dans la structure de l’Eglise d’une organisation de
type syndical pour le personnel clérical portait gravement atteinte à la
liberté des cultes de s’organiser selon leur propre tradition. Selon lui, le
jugement du tribunal avait ajouté aux institutions ecclésiastiques existantes
une nouvelle institution, le syndicat des prêtres, portant ainsi atteinte à l’autonomie
des cultes reconnue par la Constitution.
19. Il
critiquait également les objectifs du syndicat, estimant qu’ils étaient contraires
aux obligations énoncées dans la « fiche descriptive de l’emploi » et
acceptées par les prêtres en vertu de la « profession de foi ». Il
soulignait que tous les prêtres s’étaient engagés lors de leur ordination à
respecter toutes les dispositions du Statut, les règles de fonctionnement des
instances de discipline et de jugement de l’Eglise, ainsi que les décisions du
Saint Synode de l’Eglise orthodoxe roumaine, des assemblées ecclésiastiques
locales et du conseil paroissial.
20. En
juin 2008, le Saint Synode déclara les initiatives des prêtres de diverses
régions du pays visant à constituer des syndicats contraires à la loi, aux
canons et au Statut de l’Eglise.
21. Par
un arrêt définitif du 11 juillet 2008, le tribunal départemental de Dolj
accueillit l’appel de l’archevêché et annula l’enregistrement du syndicat.
22. Les
passages pertinents de cet arrêt se lisent comme suit :
« L’Eglise orthodoxe roumaine est organisée
et fonctionne conformément au Statut reconnu par l’arrêté no 53/2008
du Gouvernement. Ce statut interdit aux prêtres de constituer des associations,
des fondations ou des organisations de quelque sorte que ce soit, y compris
donc des syndicats. Cette interdiction vise à protéger les droits et libertés
de l’Eglise orthodoxe roumaine en lui permettant de préserver la tradition
orthodoxe et ses dogmes fondateurs.
Selon l’article 6 § 2 de la loi no
54/2003, les statuts ne peuvent contenir de dispositions contraires à la
Constitution ou aux lois.
La constitution d’un syndicat placerait les
structures de consultation et de délibération prévues par le Statut dans une
situation où elles se trouveraient remplacées ou contraintes de collaborer avec
un nouvel organisme (le syndicat) étranger à la tradition de l’Eglise et aux
règles canoniques de consultation et de prise de décision.
La liberté d’organisation des cultes est reconnue
par la Constitution et par la loi no 489/2006 sur la liberté
religieuse et le régime juridique des cultes. Chaque culte définit son propre
statut, qui régit son organisation interne, les droits et les obligations de
ses membres, les modalités de ses prises de décision et le fonctionnement de
ses instances disciplinaires.
Selon les dispositions de l’article 14 w) [du
Statut de l’Eglise orthodoxe], le Saint Synode décide de la création, du
fonctionnement ou de la dissolution des associations et des fondations
ecclésiastiques à caractère national, qui sont créées et dirigées par l’Eglise
orthodoxe roumaine ; [il] accorde ou refuse son autorisation pour la
création, le fonctionnement ou la dissolution des associations et des
fondations ecclésiastiques qui ont des organes de direction propres et qui
fonctionnent dans les subdivisions territoriales du Patriarcat orthodoxe
roumain.
Il ressort des dispositions susmentionnées, qui
ne font pas référence aux syndicats, que les associations et les fondations ont
un caractère ecclésiastique et national.
Il découle par ailleurs de l’article 50 e) du
Statut de l’Eglise orthodoxe que les prêtres ne peuvent représenter
leurs paroisses en justice qu’avec l’approbation écrite préalable de l’évêque.
De même, eu égard au serment d’obéissance envers l’évêque qu’ils ont prêté lors
de leur ordination, les membres du personnel clérical ne peuvent ester en
justice dans le cadre de litiges personnels que sur autorisation écrite
préalable de l’évêque.
Selon la loi no 54/2003, les personnes
qui exercent des fonctions de direction ou des fonctions impliquant l’exercice
de l’autorité publique, les magistrats, les militaires, les policiers et les
membres des forces spéciales ne peuvent pas créer d’organisations syndicales.
En l’espèce, le Statut définit la paroisse, qui
est une subdivision de l’Eglise orthodoxe, comme la communauté des chrétiens
orthodoxes, clercs et laïcs, établie sur un territoire, subordonnée à l’évêché
sur les plans ecclésiastique, juridique, administratif et patrimonial, et
dirigée par un prêtre.
Il ressort de l’examen de la liste des prêtres en
cause en l’espèce que ceux-ci président les assemblées et les conseils de leurs
paroisses. Exerçant des fonctions de direction et bénéficiant à ce titre d’indemnités
en application des dispositions susmentionnées, ils ne peuvent pas créer de
syndicats.
Compte tenu de ce qui précède, le tribunal
accueille l’appel, annule le jugement et rejette la demande d’enregistrement du
syndicat. »
23. Le
29 septembre 2008, la tentative de constitution du syndicat requérant fit l’objet
de discussions au sein du synode de la métropole d’Olténie. Celui-ci décida que
si les membres du syndicat introduisaient une requête devant la Cour, ils
devraient être sanctionnés et traduits devant les instances disciplinaires. En
conséquence, les intéressés furent convoqués au siège de l’archevêché, où
certains d’entre eux signèrent des déclarations de renonciation à la requête.
24. Par
une lettre du 21 juin 2010, la chancellerie du Patriarcat roumain orthodoxe,
rappelant à l’archevêché qu’il était interdit aux prêtres de saisir les
juridictions internes et internationales sans l’accord de leur hiérarchie, lui
demanda d’exiger des prêtres des déclarations écrites de renonciation à la
requête et, en cas de refus, de les traduire devant les instances
disciplinaires. Bien qu’ils aient signé ces déclarations, certains prêtres ont
fait savoir à la Cour qu’ils maintenaient la requête introduite au nom du
syndicat.
25. Le
19 avril 2010, trois prêtres qui avaient fait partie des membres du syndicat
requérant créèrent, avec cinq autres personnes, l’association Apostolia. Celle-ci reçut l’autorisation
de l’archevêque de Craiova, qui mit à sa disposition un siège social. Elle fut
enregistrée auprès du tribunal de première instance de Craiova le 8 juin 2010.
26. Les
objectifs de l’association tels qu’ils sont énoncés dans son statut sont :
l’éducation du peuple dans l’esprit de la morale orthodoxe ; la promotion
de l’esprit de solidarité entre clercs et fidèles ; la levée de fonds aux
fins de la publication de documents pour la défense de la foi et des
traditions ; l’organisation et le soutien d’activités culturelles, religieuses
et sociales ; la prise de position contre les événements, les initiatives
et les manifestations qui dénigrent la morale chrétienne, la foi orthodoxe, l’identité
nationale et les traditions ; l’utilisation des moyens légaux pour faire
connaître ses décisions relatives à la défense des intérêts pastoraux, sociaux
et professionnels.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le droit et la pratique internes
1. La Constitution
27. Les
dispositions pertinentes de la Constitution se lisent comme suit :
Article 29
« Ni la liberté de pensée et d’opinion ni la
liberté de religion ne peuvent être restreintes de quelque manière que ce soit.
Nul ne peut être contraint à adopter une opinion ou à adhérer à une
religion contraires à ses convictions.
La liberté de conscience est garantie ; elle
doit se manifester dans un esprit de tolérance et de respect réciproque.
Les cultes religieux sont libres et les
communautés religieuses s’organisent conformément à leurs propres statuts, dans
les conditions fixées par la loi.
Dans les relations entre les cultes sont
interdites toutes formes, tous moyens, tous actes et toutes actions de discorde
religieuse.
Les communautés religieuses sont autonomes par
rapport à l’Etat et jouissent de son soutien, y compris par des facilités
accordées pour offrir une assistance religieuse dans l’armée, les hôpitaux, les
établissements pénitentiaires, les asiles et les orphelinats. »
Article 40
« Les citoyens peuvent s’associer librement
pour former des partis politiques, des syndicats, des organisations patronales
ou d’autres formes d’association. »
Article 41
« Le droit au travail ne peut être limité.
Le choix de la profession, du métier ou de l’occupation ainsi que du lieu de
travail est libre.
Les salariés ont droit aux mesures de protection
sociale. Ces mesures concernent la sécurité et la santé des salariés, le régime
de travail des femmes et des jeunes, l’institution d’un salaire minimum brut au
niveau national, le repos hebdomadaire, les congés payés annuels, la prestation
du travail en conditions particulières ou spéciales, la formation
professionnelle, ainsi que d’autres situations spécifiques, prévues par la loi.
La durée normale de la journée moyenne de travail
est au maximum de 8 heures.
A travail égal, les femmes reçoivent un salaire
égal à celui des hommes.
Le droit aux négociations collectives en matière
de travail et le caractère obligatoire des conventions collectives sont
garantis. »
2. La loi sur la liberté syndicale
28. La
loi no 54/2003 sur la liberté syndicale, en vigueur à l’époque
des faits, a été remplacée par la loi no 62/2011 sur le
dialogue social, qui a repris les dispositions précédentes concernant la
liberté syndicale. Ces dispositions se lisaient comme suit :
Article 2
« Toute personne exerçant son activité sur
la base d’un contrat de travail, y compris les fonctionnaires publics, a le
droit de créer des organisations syndicales et d’adhérer à de telles
organisations.
Le nombre minimum de membres requis pour la
création d’un syndicat est fixé à quinze individus exerçant leur activité
dans la même profession ou la même branche d’activité.
Nul ne peut être contraint à adhérer à une
organisation syndicale, à ne pas y adhérer ou à la quitter. »
Article 3
« Les personnes qui exercent des fonctions
de direction ou des fonctions impliquant l’exercice de l’autorité publique, les
magistrats, les militaires, les policiers et les membres des forces spéciales
ne peuvent pas créer d’organisations syndicales. »
Article 6
« 2. Les statuts ne peuvent
contenir de dispositions contraires à la Constitution ou aux lois. »
Article 14
« Pour
que le syndicat obtienne la personnalité morale, le représentant des membres
fondateurs doit déposer une demande d’enregistrement auprès du tribunal de
première instance du siège du syndicat.
Deux copies
des pièces suivantes, certifiées par le représentant du syndicat, doivent être
jointes à la demande d’enregistrement :
a) le
procès-verbal de constitution du syndicat, signé par au moins quinze membres
fondateurs ;
b) le
statut du syndicat ;
c) la
liste des membres des organes de direction (...) ;
d) le
pouvoir du représentant (...). »
Article 15
« Le
tribunal de première instance compétent examine dans un délai de cinq jours la
demande d’enregistrement. Il vérifie :
a) si
les pièces mentionnées à l’article 14 ont été jointes à la demande ;
b) si
le procès-verbal de constitution et le statut du syndicat sont conformes aux
dispositions légales en vigueur.
Si le tribunal
de première instance constate que les conditions légales requises pour l’enregistrement
n’ont pas été respectées, le président convoque en chambre du
conseil le représentant du syndicat et lui demande, par écrit, d’y remédier
dans un délai de sept jours ;
Si le tribunal
constate que la demande d’enregistrement est conforme au premier alinéa du
présent article, il procède, dans un délai de dix jours, à l’examen de la
demande d’enregistrement en présence du représentant du syndicat.
Le tribunal de
première instance accueille ou rejette la demande d’enregistrement par
un jugement motivé.
Ce jugement
est communiqué au représentant du syndicat dans un délai de cinq jours après le
prononcé. »
Article 16
« Le
jugement du tribunal de première instance est susceptible de pourvoi. »
Article 27
« Afin d’atteindre leurs objectifs, les
syndicats ont le droit d’utiliser des moyens d’action spécifiques, tels que la
négociation, la médiation, l’arbitrage, la conciliation, la pétition, la
manifestation et la grève, conformément à leurs statuts et dans les conditions
prévues par la loi. »
Article 28
« Les syndicats défendent devant les
juridictions internes et devant d’autres autorités publiques les droits de
leurs membres prévus par la législation du travail (...), par les conventions
collectives et par les contrats de travail (...)
Dans l’exercice de cette prérogative, [ils] ont
le droit d’engager toute forme d’action prévue par la loi, notamment de saisir
la justice au nom de leurs membres, sans mandat express de ceux-ci (...) »
Article 29
« Les syndicats peuvent soumettre aux
autorités compétentes des propositions de réglementation dans les domaines
concernés par le droit syndical. »
Article 30
« Les employeurs doivent inviter les
délégués des syndicats représentatifs aux conseils d’administration à l’occasion
des discussions portant sur des questions d’intérêt professionnel, économique,
social, culturel ou sportif.
Afin de pouvoir défendre et promouvoir les droits
et les intérêts professionnels, économiques, sociaux, culturels et sportifs de
leurs membres, les syndicats reçoivent de l’employeur les informations
nécessaires pour la négociation des conventions collectives ou, selon le cas,
la conclusion des accords de branche, ainsi que les informations concernant la
création et l’utilisation des fonds destinés à l’amélioration des conditions de
travail, de la sécurité au travail et de la protection sociale.
Les décisions du conseil d’administration et des
autres organes assimilés concernant les questions d’intérêt professionnel,
économique, social, culturel ou sportif sont communiquées par écrit aux
syndicats dans un délai de 48 heures après leur adoption. »
3. La loi sur la liberté religieuse
29. Les dispositions
pertinentes de la loi no 489/2006 sur la liberté religieuse se
lisent comme suit :
Article 1
« L’Etat respecte et garantit le droit à la
liberté de pensée, de conscience et de religion de toute personne se trouvant
sur le territoire national, conformément à la Constitution et aux traités
internationaux auxquels la Roumanie est partie. »
Article 5
« Les membres des communautés religieuses
choisissent librement la forme sous laquelle ils souhaitent s’associer pour la
pratique de leurs croyances – communauté ou association religieuse, groupement
religieux – conformément aux modalités et conditions de la présente loi.
Les communautés ou associations religieuses et
les groupements religieux sont tenus de respecter la Constitution et les lois
et de ne pas porter atteinte à la sécurité publique, à l’ordre, à la santé, à
la morale et aux droits et libertés fondamentaux. »
Article 8
« Les communautés religieuses reconnues
jouissent du statut de personne morale d’utilité publique. En vertu des
dispositions de la Constitution et de la présente loi, elles s’organisent et
fonctionnent de manière autonome selon leurs propres statuts ou règles
canoniques. »
Article 10
« L’Etat contribue, sur demande, à la
rémunération du clergé et du personnel laïc des communautés religieuses
reconnues, en fonction du nombre de fidèles et des besoins réels des
communautés. »
Article 17
« Sur proposition du ministère de la Culture
et des Cultes, le Gouvernement prononce un arrêté octroyant le statut de
communauté religieuse reconnue par l’Etat aux associations religieuses qui, par
leur activité et le nombre de leurs membres, présentent un intérêt public et
démontrent leur continuité dans le temps et leur stabilité.
L’Etat reconnaît les statuts et les règles
canoniques dans la mesure où leur contenu ne porte pas atteinte à la sécurité
publique, à l’ordre, à la santé, à la morale ou aux droits et libertés
fondamentaux. »
Article 23
« Les communautés religieuses choisissent,
nomment, emploient et révoquent leur personnel selon leurs statuts, leurs codes
canoniques et leurs réglementations propres.
Les communautés religieuses peuvent prononcer à l’encontre
de leurs employés, selon leurs statuts, leurs codes canoniques et leurs
réglementations propres, des sanctions disciplinaires pour violation des
principes de leur doctrine ou de leur morale. »
Article 24
« Les employés des communautés religieuses
dont les caisses d’assurance sont intégrées au système public d’assurances
sont soumis à la législation relative au régime public des assurances sociales. »
Article 26
« Pour les questions de discipline interne,
les dispositions statutaires et canoniques sont d’application exclusive.
L’existence d’organes juridictionnels propres aux
communautés religieuses n’empêche pas l’application à l’égard de leurs membres
de la législation relative aux infractions. »
4. La loi sur l’établissement d’une
grille de salaire unique pour la rémunération du personnel dont le financement
est assuré par le budget de l’Etat
30. La loi no 330/2009,
qui a été remplacée par la loi no 284/2010, contenait des
dispositions relatives à la rémunération des clercs et des laïcs. Elle
prévoyait que l’Etat et les collectivités locales financent intégralement la
rémunération du personnel clérical employé dans les structures publiques et en
partie celle des dirigeants des cultes reconnus et des employés, cléricaux ou
laïcs, de ces cultes.
31. Ainsi,
l’Etat verse aux employés cléricaux des communautés religieuses reconnues
une indemnité mensuelle équivalente à une fourchette comprise entre
65 % et 80 % du salaire d’un professeur de l’éducation nationale. Les
clercs occupant des fonctions plus hautes dans la hiérarchie bénéficient d’une
indemnité supérieure.
32. Sont ainsi financés
16 602 postes, répartis entre les cultes en fonction du nombre de fidèles
établi au dernier recensement de la population. Lors du dernier recensement (2011), 86 % des
habitants de la Roumanie ont déclaré être chrétiens orthodoxes. Le budget de l’Etat prend également en charge l’ensemble des
cotisations sociales dues par l’employeur au titre de ses employés cléricaux.
33. Les
employés laïcs perçoivent une indemnité mensuelle équivalente à un salaire
minimum interprofessionnel. Cette indemnité et l’ensemble des cotisations
sociales dues par l’employeur pour ces employés sont financées par les budgets
locaux. La loi prévoit 19 291 postes d’employés laïcs, répartis selon le
même critère démographique que celui appliqué pour les employés cléricaux
(paragraphe 32
ci-dessus).
34. Les
prêtres et le personnel laïc des cultes s’acquittent de cotisations sociales
calculées sur la base de leur salaire et bénéficient de l’ensemble des droits
qui en découlent : assurance médicale, assurance-chômage et droits à la
retraite. En 2010, leur salaire a été réduit dans la même proportion que ceux
des employés du secteur public (soit une réduction de 25 %, destinée à
préserver l’équilibre budgétaire de l’Etat).
5. L’organisation et la réglementation
internes de l’Eglise orthodoxe roumaine
35. L’Eglise orthodoxe roumaine est
devenue indépendante en 1885. Elle entretient des relations proches avec les
églises orthodoxes des autres pays.
36. Pendant le régime
communiste, la loi no 177/1949 garantissait la liberté de
religion, et l’Eglise orthodoxe roumaine a continué à fonctionner sous le
contrôle du ministère des Cultes, qui en a approuvé le Statut en 1949. Les
membres de son personnel étaient rémunérés par l’Etat sur la base des
dispositions légales concernant les fonctionnaires publics.
37. L’Eglise orthodoxe
roumaine est actuellement organisée selon son propre statut conformément à la
loi no 489/2006 sur la liberté religieuse. Elle est dirigée par
un Patriarche et compte, en Roumanie, 6 métropoles, constituées d’archevêchés,
d’évêchés et d’environ 13 500 paroisses, servies par environ 14 500
prêtres et diacres.
38. La
plus haute autorité est le Saint Synode. Il est composé du Patriarche et de
tous les évêques en fonction. Font également partie des organes de direction au
niveau central l’Assemblée nationale ecclésiastique, qui est composée de trois représentants de
chaque diocèse (évêché et archevêché) et qui est l’organe délibératif central, et le Conseil national ecclésiastique, qui est l’organe
exécutif central.
39. Au niveau local, les
paroisses, constituées des clercs et de la communauté des fidèles orthodoxes,
sont des personnes morales, enregistrées auprès des autorités administratives
et fiscales aux fins de la pratique de leurs activités à but non lucratif et de
leurs activités commerciales. Le prêtre est l’administrateur de la paroisse. Il
préside l’assemblée paroissiale (organe délibératif composé de l’ensemble des
fidèles de la paroisse) et le conseil paroissial (organe exécutif).
40. L’actuel Statut de l’Eglise
orthodoxe roumaine a été adopté par le Saint Synode le 28 novembre 2007 et
approuvé par un arrêté du Gouvernement le 16 janvier 2008.
41. Ses articles pertinents
sont ainsi libellés :
Article 14 w
« Le Saint Synode décide de la création, de
l’organisation et de la dissolution des associations et des fondations
ecclésiastiques nationales (...). Il accorde ou refuse son autorisation
(approbation) pour la création, l’organisation et la dissolution des associations
et des fondations orthodoxes qui fonctionnent dans les évêchés et qui ont des
organes de direction propres. »
Article 43
« La paroisse est la communauté des
croyants, clercs et laïcs, située dans un espace géographique déterminé et
soumise à l’autorité canonique, juridique, administrative et patrimoniale de l’évêché
ou de l’archevêché. Elle est dirigée par un prêtre nommé par l’évêque. »
Article 50
« Dans le cadre de sa mission (...) le
prêtre exerce les activités suivantes :
a) il célèbre la messe les
dimanches, les jours de fête et les autres jours de la semaine (...) il
enseigne la religion selon les directives du diocèse et il assure l’accès
quotidien à l’église (...) ;
b) il applique l’ensemble des
dispositions du Statut, des règlements ecclésiastiques et des organes centraux
au niveau de la paroisse ;
c) il met en œuvre les décisions de
ses supérieurs hiérarchiques et des organes du diocèse relatives à l’activité
de la paroisse ;
d) il établit et met en œuvre un
programme annuel d’activités religieuses, sociales, caritatives et
administratives au niveau de la paroisse et en informe le diocèse et les
fidèles ;
e) il représente la paroisse en
justice et devant les autorités ou devant des tiers sur autorisation écrite
préalable de l’évêque – en vertu du serment d’obéissance qu’ils ont prêté lors
de leur ordination, les clercs et les moines ne peuvent ester en justice pour
des affaires personnelles sans l’autorisation écrite préalable de l’évêque ;
f) il convoque et préside l’assemblée
générale, le conseil et le comité de la paroisse ;
g) il met en œuvre les décisions de
l’assemblée et du comité de la paroisse ;
h) il tient à jour un registre des
fidèles ;
i) il tient à jour le registre des
baptêmes, des mariages et des décès (...) ;
j) il administre le patrimoine de
la paroisse conformément aux décisions de l’assemblée et du conseil paroissiaux
et il contrôle l’administration des biens des institutions culturelles et
sociales et des fondations ecclésiastiques de la paroisse ;
k) il établit et tient à jour un
inventaire de tous les biens de la paroisse (...). »
Article 52
« Les prêtres et les autres membres du
personnel ecclésiastique ont les droits et sont tenus par les obligations
prévus par les saints canons, par le présent statut, par les règlements
ecclésiastiques et par les décisions de l’archevêché. »
Article 88
« L’évêque (...) ordonne la nomination, le
transfert ou la révocation des clercs et des laïcs dans les différentes
paroisses (...). Il assure, directement ou par l’intermédiaire des organismes
ecclésiastiques, le respect de la discipline des membres du clergé et du
personnel laïc de son évêché. »
Article 123 §§ 7, 8 et 9
« Les membres du clergé doivent servir l’évêché
en vertu de leur mission librement consentie, conformément aux vœux et à l’engagement
public et solennel qu’ils ont prononcés et signés avant leur ordination. Avant
le début de leur mission pastorale, ils reçoivent de l’évêque une décision qui
précise leurs droits et leurs devoirs.
Sans l’autorisation de l’évêque, il est interdit
aux prêtres, aux diacres et aux moines de créer ou de rejoindre en tant qu’adhérent
ou participant une association, une fondation ou une autre organisation de
quelque type que ce soit.
Le statut de prêtre, de diacre ou de moine est incompatible
avec l’exercice de toute autre activité personnelle de nature économique,
financière ou commerciale contraire à la morale chrétienne orthodoxe ou aux
intérêts de l’Eglise. »
Article 148
« Les juridictions ecclésiastiques
compétentes en matière de doctrine, de morale, de canons et de discipline des
clercs, prêtres et diacres en activité ou à la retraite sont les
suivantes :
A) [En matière générale] :
a) le
consistoire disciplinaire paroissial ;
b) le
consistoire du diocèse (évêché ou archevêché) ;
B) Sur recours [d’un membre du
personnel en cas d’exclusion] : le consistoire métropolitain, sous réserve
que le recours ait été déclaré recevable par le synode de la métropole ou le
Saint Synode. »
Article 150
« Le consistoire
disciplinaire paroissial assure la fonction de juridiction disciplinaire (...)
et d’organisme de médiation pour les conflits qui surviennent au sein du
personnel de l’Eglise ou entre le prêtre et les fidèles.
Si les parties se
déclarent insatisfaites de sa décision, l’affaire est transférée au consistoire
du diocèse qui se prononce en dernière instance. »
Article 156
« En vertu de l’autonomie des communautés
religieuses prévue par la loi, les problèmes de discipline interne sont
tranchés par les tribunaux ecclésiastiques. Les décisions de ces tribunaux ne
sont pas susceptibles de recours devant les juridictions civiles. »
42. Au
cours de l’année 2004, les prêtres de l’archevêché de Craiova conclurent avec
ledit archevêché des contrats de travail à durée indéterminée. Y étaient
précisés les droits et les obligations à caractère général des parties ainsi
que le lieu de travail, le poste occupé, le temps de travail, les congés
annuels et le salaire mensuel des prêtres. La fiche descriptive de poste qui
accompagnait le contrat précisait les obligations des prêtres :
« Guider spirituellement les fidèles selon
les règles ecclésiastiques ;
Célébrer la messe tous les dimanches et à chaque
fête religieuse ; être à l’écoute des fidèles et établir son domicile dans
la paroisse ;
Administrer le patrimoine de la paroisse, des
institutions culturelles et des fondations de l’Eglise ;
Dresser l’inventaire du patrimoine de la paroisse
et le tenir à jour ; assurer la gestion financière et comptable de la
paroisse ; établir des bilans des recettes et des dépenses de la paroisse
et les mettre à la disposition de l’inspection de l’archevêché à l’occasion des
contrôles financiers et comptables ;
Se fournir auprès de l’archevêché en objets de
culte destinés à la vente ;
Régler sans délai toutes les contributions
financières dues à l’archevêché ;
S’abstenir d’ester en justice sans l’accord de l’archevêché,
que ce soit pour des litiges concernant la paroisse ou pour des litiges à
caractère personnel ;
Représenter la paroisse auprès des tiers en cas
de conflit ;
S’abstenir de tout agissement incompatible avec
le statut de prêtre ;
Respecter toutes les dispositions du Statut de l’Eglise,
des autres textes ecclésiastiques et du serment prêté à l’occasion de l’ordination.
La méconnaissance des obligations susmentionnées
entraîne le renvoi devant les instances disciplinaires ecclésiastiques, qui
peuvent appliquer des sanctions allant jusqu’au licenciement. »
43. Le
17 mai 2011, répondant à une demande de l’Eglise, le ministère du Travail
informa le Patriarche qu’après examen de la législation pertinente, les
spécialistes du ministère étaient parvenus à la conclusion que le code du
travail n’était pas applicable à la relation de travail établie entre les
membres du clergé et l’Eglise orthodoxe roumaine et que, par conséquent,
celle-ci n’était pas tenue de conclure des contrats de travail avec eux.
44. A partir de novembre
2011, les contrats de travail susmentionnés furent donc remplacés, à l’initiative
de l’évêque, par des décisions de nomination adoptées par celui-ci. Ces
décisions indiquaient le lieu de travail et le poste occupé. Elles prévoyaient
également ceci :
« Dans l’exercice de ses fonctions, le
prêtre est directement subordonné à l’évêque. Il doit collaborer avec les
autres prêtres de la paroisse et avec les représentants du diocèse.
Le prêtre exerce son activité (...) conformément
aux dispositions de l’article 50 a)-k) du Statut de l’Eglise ;
Dans le cadre de sa mission, il doit connaître et
respecter scrupuleusement, conformément au serment qu’il a prêté à l’occasion
de son ordination, les Saints canons, le Statut de l’Eglise, les règlements
ecclésiastiques et les décisions du Saint Synode et du diocèse. Il doit se
soumettre au contrôle hiérarchique et défendre les intérêts légitimes de l’Eglise
orthodoxe roumaine et de ses fidèles.
A partir de la date de sa nomination, le prêtre
est inscrit au registre des fonctions et des salaires. Son salaire est établi
conformément aux dispositions légales relatives à la rémunération du personnel
clérical. Il a droit à des congés annuels calculés en fonction de son
ancienneté.
Le prêtre a l’obligation de se fournir en
produits destinés à la vente (bougies, calendriers, objets de culte, livres
etc.) exclusivement auprès du diocèse. Il doit contrôler en permanence l’activité
du point de vente de ces produits (pangarul).
En cas d’écarts de conduite ou de manquements à
la discipline ou aux obligations prévues par la présente décision, le prêtre
est révoqué par l’évêque (...). Il est sanctionné conformément au règlement des
instances disciplinaires de l’Eglise. »
6. La pratique interne en ce qui
concerne la création de syndicats au sein du clergé et l’existence d’autres
formes d’association au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine
45. La loi et le Statut de
1949 ne prévoyaient aucune restriction à la liberté d’association des croyants
et du personnel de l’Eglise. Sous le régime communiste, des membres du
personnel de l’Eglise ont créé des organisations syndicales.
46. Par un jugement
définitif du 4 octobre 1990 rendu en vertu de la loi no 8
du 31 décembre 1989 relative aux partis politiques et aux autres formes d’association,
le tribunal de première instance de Medgidia autorisa le fonctionnement du
syndicat Solidaritatea, composé de
membres du clergé orthodoxe et d’employés laïcs de l’archevêché de
Tomis-Constanţa, et lui octroya la personnalité morale.
47. Dans
son statut, ce syndicat se fixait pour objectif de militer pour « un
renouveau de la vie spirituelle et une restructuration de l’activité
administrative (...) en accord avec les nouvelles exigences de la vie
démocratique et de la pleine liberté de pensée et d’action et en concordance
avec les principes dogmatiques et réglementaires de l’Eglise orthodoxe
roumaine ». Il était prévu qu’il puisse saisir la justice pour la défense
de ses membres, qu’il collabore à l’élaboration des normes civiles et
ecclésiastiques en vue de la défense des droits et des intérêts de ses membres,
et que ceux-ci soient représentés par son président dans tous les organes de
décision de l’Eglise.
48. En mai 2012, l’archevêché de Tomis
demanda en justice la dissolution du syndicat Solidaritatea au motif que celui-ci n’avait pas respecté son propre
statut : il n’avait pas tenu d’assemblées générales, n’avait pas désigné d’organes
exécutifs et n’avait pas exercé l’activité prévue. Cette procédure est toujours
pendante.
49. Par
un jugement définitif du 5 juin 2007 rendu en
vertu de la loi no 54/2003 sur la liberté syndicale, le
tribunal de première instance de Hârlău octroya la personnalité morale au
syndicat Sfântul Mare Mucenic Gheorghe,
composé de membres du clergé, de moines et d’employés laïcs de l’Eglise
orthodoxe roumaine.
50. Dans
son statut, ce syndicat se fixait pour objectif de militer :
-
pour le respect des droits
fondamentaux de ses membres au travail, à la dignité, à la protection sociale,
à la sécurité au travail, au repos, aux assurances sociales, aux aides en cas
de chômage, aux droits à la retraite et aux autres droits prévus par la
législation en vigueur,
-
pour l’octroi à chacun de ses
membres d’un travail qui corresponde à sa formation professionnelle et à ses
compétences,
-
pour le respect des dispositions
légales relatives à la durée des congés et aux jours de repos,
-
pour la promotion de la libre
initiative, de la concurrence et de la liberté d’expression de ses membres,
-
pour l’application et le respect
scrupuleux des dispositions légales relatives à la protection du travail et des
droits en découlant,
-
pour la protection de son
président et de ses représentants pendant leur mandat et après son expiration,
-
pour être présent et représenté
dans les instances de discipline,
-
pour la création de commissions
ecclésiastiques paritaires,
-
pour la participation à l’élaboration
ou à la modification de toutes les réglementations internes de l’Eglise et
notamment du nouveau Statut,
-
pour être obligatoirement consulté
dans le cadre de la prise de décisions visant ses membres,
-
pour la négociation des contrats
de travail,
-
pour la tenue d’élections
démocratiques aux fins de la désignation des responsables ecclésiastiques,
-
pour l’assignation en justice des
personnes physiques ou morales, y compris les autorités ecclésiastiques, qui
méconnaîtraient par des mesures administratives ou normatives les droits et les
intérêts de ses membres, et
-
pour l’utilisation de la pétition,
de la manifestation et de la grève comme moyens de défense des intérêts, de la
dignité et des droits fondamentaux de ses membres.
51. En janvier 2011, le président du
syndicat demanda sa dissolution, au motif que les relations de ses membres avec
les autorités ecclésiastiques s’étaient beaucoup améliorées. Cette procédure est toujours
pendante.
52. Actuellement,
il existe environ deux cents associations et fondations ecclésiastiques reconnues
par les juridictions nationales et créées avec l’autorisation des évêques conformément
aux dispositions du Statut de l’Eglise.
7. La jurisprudence des juridictions
internes
53. Par
un arrêt du 19 septembre 2005, la Haute Cour de cassation et de Justice a
confirmé que les juridictions civiles étaient compétentes pour déclarer nul le
licenciement d’un prêtre et pour vérifier l’exécution de la décision de justice
ordonnant sa réintégration et le paiement de son salaire.
54. Le 4 février 2010,
dans une autre affaire, elle a confirmé un arrêt par lequel la cour d’appel de
Bucarest avait rejeté l’action d’un prêtre orthodoxe qui contestait le refus de
l’Inspection du travail de contrôler l’application du droit du travail par
son employeur (l’évêché). Elle a considéré en effet que seules les
dispositions statutaires internes étaient applicables à l’affaire, qu’elles
prévalaient en l’espèce sur les normes générales du code du travail, et que l’Inspection
du travail n’était pas compétente pour vérifier que l’évêché respectait ces
normes.
55. Dans trois décisions
rendues le 10 juin 2008, le 3 juillet 2008 et le 7 avril 2011, la Cour
constitutionnelle a jugé que l’existence d’instances de discipline internes au
sein des communautés religieuses et l’impossibilité de contester leurs
décisions devant les juridictions civiles constituait certes une restriction du
droit d’accès à un tribunal, mais que cette restriction était justifiée par le
fonctionnement autonome des communautés religieuses. A cet égard, elle a noté
qu’en vertu de la loi no 489/2006, les seules affaires dont
pouvaient connaître les juridictions laïques à l’égard des membres du clergé
étaient celles qui concernaient des infractions.
B. Le droit international
1. Les normes universelles
56. Les dispositions
pertinentes de la Convention no 87
de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur la
liberté syndicale et la protection du droit syndical (adoptée en 1948 et
ratifiée par la Roumanie le 28 mai 1957) se lisent comme suit :
Article 2
« Les travailleurs et les employeurs, sans
distinction d’aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de
constituer des organisations de leur choix, ainsi que le droit de s’affilier à ces
organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces
dernières. »
Article 3
« Les
organisations de travailleurs et d’employeurs ont le droit d’élaborer leurs
statuts et règlements administratifs, d’élire librement leurs représentants, d’organiser
leur gestion et leur activité, et de formuler leur programme d’action.
Les autorités
publiques doivent s’abstenir de toute intervention de nature à limiter ce droit
ou à en entraver l’exercice légal. »
Article 4
« Les organisations de travailleurs et d’employeurs ne sont pas sujettes
à dissolution ou à suspension par voie administrative. »
Article 7
« L’acquisition de la personnalité juridique
par les organisations de travailleurs et d’employeurs, leurs fédérations et
confédérations, ne peut être subordonnée à des conditions de nature à mettre en
cause l’application des dispositions des articles 2, 3 et 4 ci-dessus. »
57. Les dispositions
pertinentes de la Recommandation no 198 sur la relation de
travail, adoptée en 2006 par l’OIT, se lisent comme suit :
« 9. Aux
fins de la politique nationale de protection des travailleurs dans une relation
de travail, la détermination de l’existence d’une telle relation devrait être
guidée, en premier lieu, par les faits ayant trait à l’exécution du travail et
à la rémunération du travailleur, nonobstant la manière dont la relation de
travail est caractérisée dans tout arrangement contraire, contractuel ou autre,
éventuellement convenu entre les parties.
(...)
11. Afin de faciliter la
détermination de l’existence d’une relation de travail, les Membres devraient,
dans le cadre de la politique nationale visée dans la présente recommandation,
envisager la possibilité :
(a) d’autoriser
une grande variété de moyens pour déterminer l’existence d’une relation de
travail;
(b) d’établir
une présomption légale d’existence d’une relation de travail lorsqu’on est en
présence d’un ou de plusieurs indices pertinents;
(c) de
décider, après consultation des organisations d’employeurs et de travailleurs
les plus représentatives, que les travailleurs ayant certaines caractéristiques
doivent, d’une manière générale ou dans un secteur déterminé, être réputés
travailleurs salariés ou travailleurs indépendants.
(...)
13. Les Membres devraient envisager
la possibilité de définir dans leur législation, ou par d’autres moyens, des
indices spécifiques de l’existence d’une relation de travail. Ces indices
pourraient comprendre :
(a) le
fait que le travail est exécuté selon les instructions et sous le contrôle d’une
autre personne; qu’il implique l’intégration du travailleur dans l’organisation
de l’entreprise; qu’il est effectué uniquement ou principalement pour le compte
d’une autre personne; qu’il doit être accompli personnellement par le
travailleur; qu’il est effectué selon un horaire déterminé ou sur le lieu
spécifié ou accepté par la personne qui requiert le travail; qu’il a une durée
donnée et présente une certaine continuité; qu’il suppose que le travailleur se
tient à disposition; ou qu’il implique la fourniture d’outils, de matériaux ou
de machines par la personne qui requiert le travail ;
(b) le
caractère périodique de la rémunération du travailleur; le fait qu’elle
constitue son unique ou principale source de revenus; le paiement en nature sous
forme de vivres, de logement, de transport, ou autres; la reconnaissance de
droits tels que le repos hebdomadaire et les congés annuels; le financement des
déplacements professionnels du travailleur par la personne qui requiert le
travail; ou l’absence de risques financiers pour le travailleur. »
2. Les normes européennes
58. La
Roumanie a ratifié la Charte sociale européenne (révisée) le 7 mai 1999. L’article
5 de la Charte, qui porte sur le droit syndical, est ainsi libellé :
« En vue de garantir ou de promouvoir la
liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations
locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts
économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties
contractantes s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas
atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La
mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à
la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le
principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la
mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont
également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. »
59. L’article
12 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à la liberté de
réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux, notamment
dans les domaines politique, syndical et civique, ce qui implique le droit de
toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y affilier pour la
défense de ses intérêts. »
60. En ses passages
pertinents, la directive 78/2000/CE du Conseil du 27 novembre 2000
portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en
matière d’emploi et de travail est ainsi libellée :
« Le Conseil de l’Union européenne (...)
Considérant ce qui suit : (...)
(4) Le
droit de toute personne à l’égalité devant la loi et la protection contre la
discrimination constitue un droit universel reconnu par la Déclaration
universelle des droits de l’homme, par la Convention des Nations unies sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, par les pactes des
Nations unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits
économiques, sociaux et culturels et par la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales signés par tous les Etats
membres. La Convention no 111 de l’Organisation internationale
du travail interdit la discrimination en matière d’emploi et de travail.
(5) Il
est important de respecter ces droits fondamentaux et ces libertés
fondamentales. La présente directive ne porte pas atteinte à la liberté d’association,
dont le droit de toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y
affilier pour la défense de ses intérêts.
(...)
(24) L’Union européenne a reconnu
explicitement dans sa déclaration no 11 relative au statut des
Eglises et des organisations non confessionnelles, annexé à l’acte final du
traité d’Amsterdam, qu’elle respecte et ne préjuge pas le statut dont
bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations
ou communautés religieuses dans les Etats membres et qu’elle respecte également
le statut des organisations philosophiques et non-confessionnelles. Dans cette
perspective, les Etats membres peuvent maintenir ou prévoir des dispositions
spécifiques sur les exigences professionnelles essentielles, légitimes et
justifiées susceptibles d’être requises pour y exercer une activité
professionnelle.
(...)
A arrêté la présente directive :
(...) »
Article
4
Exigences professionnelles
« 1. (...) Les
Etats membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur [la
religion ou les convictions] ne constitue pas une discrimination lorsque,
en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de
son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence
professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit
légitime et que l’exigence soit proportionnée.
2. Les
Etats membres peuvent maintenir dans leur législation nationale en vigueur
(...) ou prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales
existant à la date d’adoption de la présente directive des dispositions en
vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d’Eglises et d’autres
organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou
les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les
convictions d’une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la
nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la
religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle
essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation.
(...)
Pourvu que ses
dispositions soient par ailleurs respectées, la présente directive est donc
sans préjudice du droit des Eglises et des autres organisations publiques ou
privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, agissant
en conformité avec les dispositions constitutionnelles et législatives
nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de
bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation. »
61. Dans la pratique des
Etats européens, les modèles constitutionnels régissant les relations entre l’Etat
et les cultes sont divers. Dans une majorité d’Etats membres du Conseil de l’Europe,
la loi ne définit pas elle‑même la nature de la relation juridique qui lie une
organisation cultuelle à ses ministres. L’organisation religieuse peut conclure
un contrat de travail avec ses ministres du culte, mais elle n’y est pas
obligée et, le plus souvent, elle ne le fait pas. Cependant, même en l’absence
de contrat de travail, les membres du clergé ont souvent accès aux prestations
sociales dans les mêmes conditions que les autres bénéficiaires du régime de la
sécurité sociale. Dans une minorité d’Etats,
ces relations sont soumises au droit du travail qui leur est applicable mais il
existe une obligation accrue de loyauté des membres du clergé envers l’organisation
religieuse qui les emploie. Enfin, dans d’autres Etats,
les juridictions internes déterminent au cas par cas s’il existe ou non une
relation assimilable à un contrat de travail.
En ce qui concerne la liberté syndicale des
ministres du culte, aucun Etat ne prévoit d’interdiction formelle pour les
membres du clergé de former des syndicats et, dans certains Etats, ce droit
leur est même expressément garanti. Il y a lieu de noter
également que, par exemple, en Autriche, en Bulgarie, en Finlande, en
Turquie, en France, au Royaume-Uni, en Irlande et aux Pays-Bas, il existe des syndicats des ministres du culte ou des
associations défendant des intérêts très proches de ceux que défendent les
syndicats de travailleurs.
EN DROIT
I. SUR L’ANONYMAT DE LA REQUÊTE ET L’ATTEINTE
ALLÉGUÉE AU DROIT DE RECOURS INDIVIDUEL
A. Thèses des parties
62. Le
syndicat requérant soutient que dès qu’a été prise l’initiative de constituer
un syndicat, ses membres ont été soumis à de très fortes pressions de la part
de l’Eglise, pressions qui auraient continué après l’introduction de la requête
devant la Cour et qui auraient contraint plusieurs membres à se retirer de la
procédure et d’autres à demander l’anonymat pour pouvoir la poursuivre.
63. Il
affirme que ces pressions se sont accrues après le prononcé de l’arrêt de la
chambre et cite, pour appuyer ses dires, plusieurs déclarations de la hiérarchie
de l’Eglise relayées par la presse ainsi qu’un communiqué de février 2012 par
lequel le Patriarcat orthodoxe roumain critique cet arrêt.
64. Au
vu de ces éléments, il estime que l’Etat a failli à son obligation positive de
protéger les personnes qui s’adressent à la Cour, non seulement des pressions
des autorités de l’Etat, mais également des pressions provenant de tiers.
65. Dès
lors, il demande à la Grande Chambre de constater la violation de l’article 34
de la Convention.
66. Le
Gouvernement exprime des doutes quant au fait que la présente requête exprime
la volonté des membres du syndicat requérant de saisir la Cour. Il argue que l’identité
et le nombre de personnes ayant saisi la Cour au nom du syndicat ont changé au
cours de la procédure devant la chambre et demande à la Grande Chambre d’établir
l’identité exacte des personnes qui se sont adressées à la Cour et qui ont
maintenu la requête. Sans invoquer d’exception préliminaire, il estime que
cette question présente de l’importance en ce qui concerne d’une part le fond
de l’affaire et d’autre part la satisfaction équitable.
67. Il
soutient que seules des mesures délibérées de l’Etat peuvent s’analyser en
entraves au droit de recours individuel. Aucune action ou inaction cautionnant
ou admettant délibérément l’attitude prétendument abusive de l’Eglise ne
pouvant selon lui être reprochée aux autorités en l’espèce, l’Etat ne pourrait
être jugé responsable d’une violation du droit de recours individuel.
B. Appréciation de la Grande Chambre
68. La
Grande Chambre relève que les positions respectives du Gouvernement et du
syndicat requérant, quoique distinctes, ont trait toutes deux à l’application
de l’article 34 de la Convention, pris seul ou combiné avec l’article 35 § 2 a)
de la Convention. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 34
« La Cour peut être saisie d’une requête par
toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe
de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes
Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles.
Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice
efficace de ce droit. »
Article 35 § 2
« La Cour ne retient aucune requête
individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque
a) elle est anonyme (...) »
1. Sur l’anonymat allégué de la requête
69. La
Grande Chambre observe d’emblée que le Gouvernement est forclos à soulever
cette question dès lors qu’il a omis de le faire devant la chambre. En effet, et
pour autant qu’il met en doute la recevabilité de la requête en raison du fait
que certains membres du syndicat requérant ont souhaité demeurer anonymes, elle
rappelle qu’un gouvernement qui nourrit des doutes sur l’authenticité d’une
requête doit lui en faire part en temps utile et que la Cour est seule
compétente pour se prononcer sur le point de savoir si une requête satisfait
aux exigences des articles 34 et 35 de la Convention (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 293, CEDH
2005‑III).
70. Elle
rappelle également que l’octroi de l’anonymat, en vertu de l’article 47 § 3 de
son règlement, aux personnes qui s’adressent à la Cour vise à protéger les
requérants qui estiment que la divulgation de leur identité pourrait leur
porter préjudice. En effet, en l’absence d’une telle
protection, ces requérants pourraient être dissuadés de communiquer librement
avec elle. En outre, une association qui a été dissoute ou dont l’enregistrement
a été refusé a la capacité de former, par l’intermédiaire de ses représentants,
une requête dénonçant cette dissolution ou ce refus (Stankov et Organisation macédonienne unie
Ilinden c. Bulgarie,
nos 29221/95 et 29225/95, § 57, CEDH 2001‑IX).
71. En
l’espèce, la Cour note que le syndicat requérant l’a saisie par l’intermédiaire
de ses représentants, qui ont mandaté à cette fin Me I. Gruia. Ils
ont ensuite démenti les déclarations que l’archevêché de Craiova lui avait fait
parvenir et dans lesquelles ils disaient renoncer à leur requête. Ils ont
précisé que l’archevêché les avait contraints à faire ces déclarations. Etant
donné qu’ils avaient fourni des éléments factuels et juridiques permettant à la
Cour de les identifier et d’établir leurs liens avec les faits litigieux et le
grief invoqué, le Président de la Chambre puis le Président de la Grande
Chambre ont l’un comme l’autre accédé à leur demande de non-divulgation de leur
identité.
72. Dans
ces conditions, la Cour estime que la requête n’est pas anonyme au sens de l’article
35 § 2 de la Convention et que la volonté des membres du syndicat d’agir devant
elle au nom du syndicat requérant ne fait pas de doute. En conséquence, même à
supposer que le Gouvernement ne soit pas forclos à soulever une objection tirée
de l’anonymat de la requête, la Cour rejette cette exception.
2. Sur l’entrave alléguée à l’exercice
du droit de recours individuel
73. La
Cour rappelle que l’engagement de ne pas entraver l’exercice efficace du droit
de recours interdit les ingérences dans l’exercice du droit pour l’individu de
porter et défendre effectivement sa cause devant elle. Pour que le mécanisme de
recours individuel instauré à l’article 34 soit efficace, il est de la plus
haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de
communiquer avec la Cour, sans que les autorités ne les pressent en aucune
manière de retirer ou modifier leurs griefs. Ainsi qu’elle l’a relevé dans des
affaires antérieures, par le mot « presse[r] », il faut entendre non
seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation des
requérants déclarés ou potentiels, de leur famille ou de leurs représentants en
justice, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant
à dissuader ceux-ci ou à les décourager de se prévaloir du recours qu’offre la
Convention (voir, entre autres, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 102, CEDH 2005‑I).
74. En
l’espèce, la Cour note que le syndicat requérant a invoqué la violation de l’article
34 de la Convention pour la première fois devant la Grande Chambre. Elle relève
par ailleurs que les faits dénoncés, dont la demande de renonciation à la
requête introduite devant la Cour, ont eu lieu avant le prononcé de l’arrêt de
la chambre (paragraphes 23 et 24 ci-dessus).
75. Eu égard au fait que le
syndicat requérant a été représenté par un avocat dès l’introduction de la
requête et qu’il n’expose pas de
raisons particulières qui auraient pu le dispenser d’invoquer devant la chambre
la violation de
l’article 34 de la Convention, la Grande Chambre estime qu’il est forclos à le
faire devant elle.
76. Pour autant qu’il
dénonce des faits qui se seraient produits après la saisine de la Grande
Chambre, à l’égard desquels il ne serait donc pas forclos
à invoquer une violation de l’article 34, la Cour rappelle que si les autorités d’un Etat contractant approuvent,
formellement ou tacitement, les actes de particuliers violant dans le chef d’autres
particuliers soumis à sa juridiction les droits garantis par la Convention, la
responsabilité dudit Etat peut se trouver engagée au regard de la Convention
(voir, mutatis mutandis, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94,
§ 81, CEDH 2001‑IV).
77. Toutefois,
en l’espèce, elle constate que le syndicat requérant n’étaye pas son allégation
selon laquelle les pressions que ses membres auraient subies se seraient
intensifiées après le prononcé de l’arrêt de chambre de façon telle qu’il
faille reprocher à l’Etat de n’être pas intervenu pour les faire cesser.
78. A
cet égard, elle note qu’à l’appui de ses allégations, le syndicat n’invoque que
les déclarations, relayées par la presse, du Patriarcat orthodoxe et de
plusieurs membres de la hiérarchie de l’Eglise qui critiquaient l’arrêt de la
chambre. Toutefois, ces prises de position ne semblent pas avoir été suivies de
mesures destinées à pousser les membres du syndicat à retirer ou modifier la
requête portée devant la Grande Chambre ou à entraver de quelque autre manière
l’exercice qu’ils feraient de leur droit de recours individuel.
79. De
l’avis de la Cour, les faits de la cause ne permettent pas de conclure que les
autorités nationales ont exercé ou laissé exercer des pressions sur les membres
du syndicat requérant ou qu’elles ont failli de quelque autre manière que ce
soit à leur obligation de garantir l’effectivité du droit de recours
individuel. Elles ne sauraient être tenues pour responsables des actes de la
presse ni des propos tenus dans l’exercice de leur liberté d’expression par des
personnes qui ne sont pas dépositaires de l’autorité publique.
80. Dans
ces conditions, la Cour estime, premièrement, que le syndicat requérant est
forclos à invoquer la violation de l’article 34 de la Convention à raison de
faits qui ont eu lieu avant le prononcé de l’arrêt de la chambre et,
deuxièmement, qu’en ce qui concerne les faits postérieurs à cette date l’Etat
défendeur n’a pas méconnu les obligations qui lui incombaient aux termes de l’article
34 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
11 DE LA CONVENTION
81. Le syndicat requérant estime qu’en rejetant sa demande d’enregistrement, le tribunal départemental
de Dolj a méconnu son droit à la liberté syndicale garanti par l’article 11
de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la
liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit
de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats
pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut
faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la
prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la
protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas
que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par
les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
A. L’arrêt
de chambre
82. Dans son arrêt du 31
janvier 2012, la chambre a conclu à la violation de l’article 11 de la
Convention. Observant que les prêtres et le personnel laïc exerçaient leurs
fonctions au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine dans le cadre d’un contrat de
travail, qu’ils percevaient une rémunération financée en majorité par le budget
de l’Etat et qu’ils relevaient du régime général d’assurances sociales, elle a
jugé que la relation fondée sur un contrat de travail ne pouvait être
soustraite à toute règle de droit civil. Elle a conclu que les membres du
clergé et, à plus forte raison, les employés laïcs de l’Eglise, ne pouvaient
être exclus du champ d’application de l’article 11.
83. Examinant
ensuite le refus d’enregistrer le syndicat requérant à la lumière des principes généraux du droit
syndical, elle a admis que la mesure
était prévue par la législation interne (à savoir les
lois nos 54/2003 et 489/2006 relatives à la liberté syndicale
et religieuse, interprétées par le tribunal départemental à la lumière du
Statut de l’Eglise orthodoxe) et poursuivait un objectif légitime (à savoir la
défense de l’ordre public, qui comprend la liberté et l’autonomie des
communautés religieuses) en ce qu’elle visait à empêcher qu’il n’y ait une
disparité entre la loi et la pratique en matière de création de syndicats au
sein du personnel ecclésiastique.
84. Puis elle a constaté que le tribunal départemental avait
fondé son rejet de la demande d’enregistrement du syndicat requérant
principalement sur la nécessité de protéger la tradition chrétienne orthodoxe,
ses dogmes fondateurs et le mode canonique de prise des décisions. A cet égard,
elle a estimé que les critères définissant le « besoin social
impérieux » n’étaient pas réunis en l’espèce, le tribunal n’ayant pas
établi que le programme que le syndicat s’était fixé dans son statut ou
les prises de position de ses membres étaient incompatibles avec une
« société démocratique » et encore moins qu’ils représentaient une
menace pour la démocratie.
85. Les
motifs invoqués par le tribunal départemental pour justifier le refus d’enregistrement
étant exclusivement d’ordre religieux, elle a considéré par ailleurs qu’il n’avait
suffisamment tenu compte ni des intérêts des employés de l’Eglise orthodoxe
roumaine, en particulier de l’existence d’un contrat de travail entre eux et l’Eglise,
ni de la distinction entre les membres du clergé et les employés laïcs de
l’Eglise, ni de la question de la compatibilité entre les réglementations
internes et internationales qui consacrent le droit des travailleurs de
se syndiquer et les règles de nature ecclésiastique l’interdisant.
86. Enfin,
notant que la liberté syndicale des employés de l’Eglise orthodoxe avait déjà
été reconnue par les juridictions internes au profit d’autres syndicats, la
chambre a conclu qu’une mesure aussi radicale que le rejet de la demande d’enregistrement
du syndicat requérant était disproportionnée au but visé et que, partant, elle
n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
B. Thèse des parties
1. Le
syndicat requérant
87. Le
syndicat requérant soutient que les prêtres et le personnel clérical de l’Eglise
orthodoxe roumaine ont un statut similaire à celui des fonctionnaires de l’Etat.
Comme eux, en effet, ils seraient recrutés sur concours. Ils seraient ensuite
nommés par l’archevêché, dans le cadre d’une décision prévoyant leurs droits et
leurs obligations. Ils prêteraient serment à l’occasion de leur ordination et
leur salaire serait déterminé par la loi fixant la rémunération de l’ensemble
des fonctionnaires et réduit dans les mêmes proportions en cas de crise
économique. Ils cotiseraient au régime général de sécurité sociale et auraient
droit à l’ensemble des prestations sociales. En outre, l’Eglise orthodoxe
roumaine recevrait une allocation budgétaire similaire à celle versée aux
universités, destinée à financer le paiement de leurs salaires. En conséquence,
le syndicat requérant estime que ni la pratique de l’Eglise orthodoxe roumaine
consistant à ne pas conclure de contrats de travail avec ses employés ni le
fait qu’elle finance sur ses fonds propres une partie de leur rémunération ne
peuvent modifier la réalité de la relation existant entre elle et ses employés,
cette relation comportant tous les éléments d’un contrat de travail et étant
similaire à celle qui lie un fonctionnaire à l’institution qui l’emploie.
88. Il
allègue que, contrairement à d’autres catégories professionnelles qui sont
également soumises à des obligations de loyauté spécifiques et dont les
intérêts sont défendus par des syndicats, les employés de l’Eglise orthodoxe
roumaine, soit environ 15 000 personnes, sont dépourvus de toute forme de
protection face aux éventuels abus concernant notamment la rémunération ou les
mutations.
89. Il
ajoute que l’atteinte portée au droit à la liberté d’association de ses membres
n’était pas prévue par le droit interne. A cet égard, il invoque les articles
40, 53 et 73 de la Constitution, qui garantissent aux citoyens le droit de s’associer
librement pour former des partis politiques, des syndicats, des organisations
patronales ou d’autres formes d’association et prévoient que ce droit ne peut
être restreint que par une loi organique. Il estime qu’il découle de ces
dispositions qu’aucun texte normatif n’interdit aux prêtres de se syndiquer, le
refus d’enregistrement dont il a fait l’objet ayant pour seule base l’article
123 § 8 du Statut de l’Eglise : le seul fait que ce statut ait été
approuvé par le Gouvernement ne lui confèrerait pas le statut d’acte normatif
de droit interne, encore moins celui de loi organique apte à restreindre une
liberté constitutionnelle. Estimant que l’article 123 § 8 du Statut
est contraire à la Constitution, il conclut que l’interdiction qui lui a été
imposée était contraire au droit interne. Cette décision serait donc dépourvue
de base légale et, partant, emporterait violation de l’article 11 de la
Convention.
90. Le
syndicat requérant admet que la mesure litigieuse poursuivait un but légitime,
à savoir la protection des intérêts de l’Eglise, mais il soutient qu’elle n’était
pas nécessaire dans une société démocratique pour protéger l’autonomie
religieuse de l’Eglise.
91. Selon
lui, dans les rapports entre l’Etat et les cultes, il faut distinguer les
activités religieuses des communautés de leurs actes civils et commerciaux.
Ainsi, si toute ingérence de l’Etat dans les activités religieuses devrait être
strictement interdite, les actes civils et commerciaux de l’Eglise n’auraient
aucun rapport avec la religion ou avec la mission spirituelle de l’Eglise. Dès
lors, ils devraient être soumis à la loi civile. A cet égard, le syndicat
requérant précise qu’il ne souhaite modifier ni le dogme chrétien ni le service
religieux et qu’il veut seulement lutter pour la protection des droits légaux
de ses membres, dont le droit de recevoir le salaire garanti par la loi et
celui de ne pas faire l’objet d’un licenciement arbitraire. Par ailleurs, il
affirme que les membres avaient demandé – et obtenu – oralement l’autorisation
de fonder le syndicat, mais que par la suite l’archevêque est revenu sur son
accord initial en raison de l’opposition manifestée par le Saint Synode.
92. Le
syndicat requérant admet que certains des objectifs qu’il s’était fixés dans
ses statuts peuvent paraître contraires à l’activité des prêtres, mais il
affirme qu’ils ont été « recopiés tels quels de la loi sur les
syndicats » et il soutient qu’ils visaient également la défense des
intérêts des employés laïcs de l’Eglise, qui n’étaient pas soumis aux mêmes
obligations que les prêtres. Il fait valoir par ailleurs qu’en toute hypothèse,
toutes ses actions, qu’il s’agisse d’une grève ou d’autres activités
similaires, auraient pu être soumises au contrôle des autorités judiciaires,
lesquelles peuvent infliger des sanctions allant jusqu’à la dissolution. Il
ajoute que, de surcroît, à supposer que les prêtres décident de se mettre en
grève ou d’organiser d’autres activités dépassant leur mission sacerdotale, ils
demeureraient soumis à la discipline ecclésiastique et à l’application du
Statut de l’Eglise, qui prévoirait également des sanctions.
93. Enfin,
il rappelle que deux autres syndicats ont déjà été constitués au sein de l’Eglise
sans que leur reconnaissance par l’Etat n’affecte l’organisation interne de
celle-ci ni ne conduise à l’instauration de règles parallèles de gouvernance.
Il fait valoir également que, dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe,
des syndicats de membres du personnel ecclésiastique fonctionnent librement.
94. En
conclusion, il considère que l’interdiction préventive du syndicat, fondée
uniquement sur des présuppositions extraites de son statut, n’est pas
proportionnée au but visé et emporte violation à son égard de l’article 11
de la Convention.
2. Le
Gouvernement
95. Le
Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité et admet que le refus
d’enregistrer le syndicat requérant a constitué une ingérence dans son droit à
la liberté d’association. Par ailleurs, il précise qu’aucun obstacle juridique
ne s’oppose à ce que le personnel laïc de l’Eglise orthodoxe roumaine crée un
syndicat.
96. Pour
ce qui est des membres du clergé, il argue qu’en vertu du Statut de l’Eglise orthodoxe
roumaine et de la loi sur la liberté religieuse, leur rapport avec l’Eglise est
un « rapport de service et de mission librement assumé » qui se place
en dehors de la sphère du droit du travail et donc du champ d’application du
code du travail. Il souligne que les prêtres exercent leurs fonctions en vertu
d’une décision de l’évêque qui établit leurs droits et leurs obligations et d’une
profession de foi et d’obéissance prononcée à l’occasion de l’ordination. Il
ajoute que les contrats de travail signés en 2004 par l’archevêché de Craiova
étaient la conséquence d’une erreur d’interprétation de la loi et qu’ils n’ont
jamais été enregistrés auprès de l’Inspection du travail, qui aurait d’ailleurs
confirmé que la législation du travail n’était pas applicable aux rapports entre
l’Eglise orthodoxe et son personnel ecclésiastique. Cette position serait
également celle de la Haute Cour de cassation et de Justice et de la Cour
constitutionnelle, qui auraient jugé qu’en vertu de l’autonomie des cultes, les
juridictions internes ne sont pas compétentes pour contrôler les décisions des
tribunaux ecclésiastiques au regard des dispositions du code du travail.
97. Le
Gouvernement affirme par ailleurs que l’Etat ne rémunère pas les prêtres, son
rôle à cet égard se limitant à l’octroi d’une aide financière calculée en
fonction du nombre de fidèles de l’Eglise et de ses besoins réels. Ce serait
bel et bien à l’Eglise qu’il appartiendrait de redistribuer à son personnel l’argent
reçu de l’Etat. Ainsi, l’Etat verserait à l’Eglise orthodoxe un total de
12 765 aides financières différentes, d’un montant compris entre 163 et
364 EUR, tandis que celle-ci rémunérerait sur ses fonds propres 1005 prêtres
et 1408 employés laïcs. Quant à l’intégration des prêtres et des autres
employés de l’Eglise dans le système public d’assurances sociales, le
Gouvernement soutient qu’il s’agit là d’un choix du législateur national,
lequel bénéficierait en la matière d’une ample marge d’appréciation, mais que
cette intégration ne change pas leur statut et n’en fait pas des fonctionnaires
de l’Etat.
98. A
titre subsidiaire, le Gouvernement rappelle que les prêtres sont les
administrateurs de leur paroisse et qu’à ce titre, ils exercent des fonctions
de direction qui, en vertu de la loi no 54/2003, leur
interdisent de se syndiquer.
99. Au
vu de ces éléments, le Gouvernement se dit préoccupé par l’idée d’une
applicabilité de l’article 11 à la présente affaire compte tenu de l’inapplicabilité
des dispositions du droit du travail aux membres du syndicat requérant.
100. En
tout état de cause, il estime que l’ingérence était prévue par la loi, qu’elle
poursuivait un but légitime et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.
101. Selon
lui, la base légale de la mesure litigieuse était l’article 123 § 8
du Statut de l’Eglise, qui subordonne à l’accord préalable de l’archevêque la
participation du personnel clérical à quelque forme d’association que ce soit.
Cette disposition ferait partie du droit interne depuis que le Statut a été
approuvé par un arrêté du Gouvernement ; et elle ne serait pas contraire à
la Constitution, celle-ci garantissant certes la liberté d’association, y
compris la liberté syndicale, mais dans les conditions prévues par la loi. Or,
en l’espèce, la loi applicable serait le Statut de l’Eglise. Par ailleurs, l’absence
dans la loi sur la liberté syndicale d’une interdiction expresse pour les
prêtres de former un syndicat n’équivaudrait pas à la reconnaissance implicite
de ce droit alors que, dans l’exercice de son autonomie, l’Eglise aurait choisi
de faire dépendre l’activité de son personnel d’autres règles que celles du
droit du travail.
102. En
ce qui concerne le but légitime de l’ingérence, le Gouvernement invite la
Grande Chambre à s’éloigner de l’analyse de la chambre, qui a considéré que la
mesure litigieuse visait à défendre l’ordre public, en protégeant la liberté et
l’autonomie des communautés religieuses. Il soutient qu’elle visait
exclusivement à protéger les droits et libertés d’autrui, en l’espèce ceux de l’Eglise
orthodoxe roumaine. Dès lors, la référence spécifique à l’ordre public ne
serait pas pertinente en l’espèce.
103. Pour
ce qui est de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure, le
Gouvernement souligne d’emblée que l’interdiction de constituer des syndicats
sans l’accord de l’archevêque ne concerne que le personnel clérical de l’Eglise,
ses employés laïcs demeurant libres de s’associer selon les conditions et les
critères prévus par la loi sur la liberté syndicale.
104. Quant
à la liberté d’association du personnel clérical, elle serait pleinement
respectée au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine, qui compterait plusieurs
centaines d’associations et de fondations, et notamment, dans l’archevêché de
Craiova, l’association Apostolia.
105. Pour
le Gouvernement, l’autorisation de l’archevêque exigée pour toute forme d’association
des clercs est une condition légitime : il s’agirait d’une manifestation
du principe de l’autonomie de l’Eglise. En l’espèce, il s’étonne que le
syndicat requérant ne l’ait pas demandée et affirme que les tribunaux de l’ordre
judiciaire auraient pu le cas échéant censurer le caractère abusif d’un
éventuel refus.
106. Il
indique qu’en raison de leur statut, les prêtres membres du syndicat sont tenus
à une obligation accrue de loyauté envers l’Eglise orthodoxe. Selon lui, il n’existe
pas de droit à la dissidence : les prêtres mécontents pourraient à tout
moment quitter l’Eglise mais, tant qu’ils choisissent d’y rester, ils devraient
être considérés comme ayant librement consenti à se conformer à ses règles et à
renoncer à certains de leurs droits.
107. En
ce qui concerne les effets possibles de la création d’un syndicat sur le mode
de fonctionnement de l’Eglise, il argue qu’il ressort du statut du syndicat
requérant que celui-ci s’efforcerait s’il était effectivement constitué d’obtenir
la mise en place de règles parallèles à celles de l’Eglise. Cela apparaîtrait
clairement à la lecture des passages concernant le recrutement du personnel, la
promotion de la libre initiative, de la concurrence et de la liberté d’expression,
la signature des conventions collectives et des contrats de travail, le respect
de la législation civile sur le temps de travail, la représentation dans les
structures de décision, ou encore le droit de grève. Le Gouvernement estime
donc que la reconnaissance du syndicat aurait nécessairement abouti à l’émergence
au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine d’un système de codirection qui aurait
été source de conflits entre le syndicat et la hiérarchie, conflits que les
autorités internes auraient dû arbitrer, au mépris de l’obligation de
neutralité et d’impartialité de l’Etat et en violation de l’autonomie des
cultes.
108. Il
explique que l’Etat était soucieux en l’espèce de couper court à toute
initiative de syndicalisation avant que le syndicat requérant ne déploie son
activité et que cette démarche était justifiée par le fait que le syndicat
aurait pu faire usage des droits prévus par la loi sur la liberté syndicale dès
son enregistrement et sans aucune forme de contrôle judiciaire préventif.
109. Enfin,
le Gouvernement fait valoir la grande
diversité des règles relatives au statut des prêtres et à leur droit à la
liberté d’association au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe : l’absence
de consensus européen en la matière plaiderait pour que soit laissée aux
autorités nationales une large marge d’appréciation.
C. Les tiers intervenants
110. Les
gouvernements et les organisations non gouvernementales intervenants déclarent
partager le point de vue du gouvernement défendeur.
1. Le gouvernement grec
111. Le
gouvernement grec estime qu’en cas de conflit entre les droits garantis
respectivement par les articles 9 et 11 de la Convention, la Cour doit
commencer par rechercher si la reconnaissance d’un droit à la liberté d’association
au sein d’une organisation religieuse ne porte pas atteinte au droit à l’autonomie
de l’organisation en question. Selon lui, c’est l’autonomie des organisations
religieuses qui doit prévaloir, et ces organisations doivent jouir du droit de
régler leurs relations avec leur personnel sur la base de leurs propres
statuts, même si ceux-ci apportent des restrictions ou des limitations à l’exercice
de certains droits.
112. De
l’avis du gouvernement grec, l’activité des prêtres étant essentiellement
religieuse, la distinction entre les activités religieuses et les activités non
religieuses n’est pas pertinente. De plus, les juridictions internes seraient
mieux placées qu’une juridiction internationale pour trancher les conflits
apparaissant dans ce domaine.
2. Le gouvernement moldave
113. Le
gouvernement moldave estime que la chambre n’a pas suffisamment mis en balance
la liberté d’association revendiquée par le syndicat requérant avec la liberté
de religion et le droit à l’autonomie de l’Eglise orthodoxe. Il estime que l’on
ne peut pas déduire de l’article 11 de la Convention une obligation positive
pour l’Etat de reconnaître une association laïque au sein d’une organisation
religieuse lorsque cette reconnaissance irait à l’encontre de l’obligation de
neutralité de l’Etat envers les cultes.
114. Il
considère par ailleurs qu’en vertu de l’article 9 de la Convention, les membres
d’une organisation religieuse doivent être considérés comme ayant choisi
librement, lorsqu’ils y ont adhéré, de renoncer à certains des droits civils qu’ils
pourraient tirer de l’article 11.
3. Le gouvernement polonais
115. Le
gouvernement polonais est d’avis que la chambre aurait dû se pencher davantage
sur la nature particulière de la relation qui unit l’Eglise à son clergé. Selon
lui, le caractère économique, social ou culturel des droits revendiqués par une
partie du clergé ne permet pas de conclure que la reconnaissance d’un syndicat
de membres du clergé ne risquerait pas de porter atteinte au fonctionnement
autonome de l’organisation religieuse.
116. Il
considère qu’il appartient en premier lieu aux organisations religieuses de
décider elles-mêmes quelles sont les activités qui relèvent de la pratique
religieuse ou qui ont une incidence sur leur organisation interne ou sur leur
mission, et que confier ce rôle aux juridictions internes serait source de
conflits et érigerait le juge interne en arbitre des questions religieuses, au
mépris de l’autonomie des cultes et du devoir de neutralité de l’Etat.
117. Enfin,
il estime que, de par leur formation et leur choix de rejoindre le clergé, les
prêtres ont un devoir accru de loyauté envers l’Eglise et doivent être
conscients des exigences de leur mission, qui limitent l’exercice de certains
droits.
4. Le gouvernement géorgien
118. Le
gouvernement géorgien souligne que les rapports entre l’Etat et l’Eglise sont
réglés de manière différente d’un pays à l’autre et qu’il n’y a pas de
consensus européen en la matière.
119. Dès
lors, il estime que les Etats contractants et leurs juridictions doivent jouir
d’une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de protéger contre toute
atteinte l’autonomie des organisations religieuses. Selon lui, l’Etat doit s’abstenir
d’encourager toute forme de dissidence au sein de ces organisations.
5. L’archevêché de Craiova
120. Selon
l’archevêché de Craiova, dans l’Eglise orthodoxe roumaine, la figure canonique
du prêtre est directement liée à celle de l’évêque. Le rapport entre l’évêque
et son clergé serait basé sur la confiance réciproque et l’unité de la mission
de l’Eglise, et il ne serait pas concevable en droit canonique qu’il puisse y
avoir un antagonisme entre, d’une part, l’autorité ecclésiastique représentée
par le Saint Synode et, d’autre part, les évêques et les membres du clergé.
Ceux-ci participeraient à l’exercice démocratique de l’autorité ecclésiastique
et pourraient se prévaloir des règles internes de l’Eglise pour se défendre en
cas d’abus d’autorité. De plus, un éventuel refus de l’archevêque d’autoriser la
constitution d’une association pourrait être contesté devant le Saint Synode.
121. L’archevêché
conclut que la création d’un syndicat de prêtres et de membres du personnel laïc
bouleverserait les rapports qui existent entre l’Eglise et le clergé et
représenterait une menace pour l’ordre public et pour la paix sociale.
6. Le Patriarcat de Moscou
122. Le
Patriarcat de Moscou insiste sur la spécificité des relations hiérarchiques de
service qui existent dans les groupements religieux et sur le degré élevé de
loyauté que ces relations impliquent. L’Etat devrait garantir aux organisations
religieuses, en vertu de leur autonomie, la compétence exclusive de décider de
leur structure et de leurs normes internes de fonctionnement.
123. L’élément
fondamental de la relation de service des prêtres serait l’accomplissement du
service religieux, et cette relation ne pourrait pas être réduite de manière
abstraite et artificielle à une relation de travail soumise aux règles civiles.
Selon le Patriarcat de Moscou, il est impossible en pratique d’étendre le champ
d’application de la législation civile aux organisations religieuses, et une
telle démarche confronterait ces organisations, y compris l’Eglise orthodoxe
russe, à des problèmes insolubles.
7. L’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice (ECLJ)
124. L’ECLJ
estime que les prêtres sont tenus à une obligation de loyauté accrue envers l’Eglise.
Cette obligation aurait été reconnue aussi bien dans la directive 78/2000/CE du
Conseil du 27 novembre 2000 que dans la jurisprudence de la Cour.
125. Il
ajoute que les prêtres ne relèvent pas du champ d’application de la liberté
syndicale car ils ne sont pas des « employés » mais ont une mission
exclusivement religieuse et leur relation avec l’Eglise n’est pas fondée sur un
contrat de travail.
126. Enfin,
il considère que si, comme en l’espèce, les faits litigieux sont de nature
religieuse, l’ingérence ne peut pas faire l’objet d’un contrôle de
proportionnalité qui mettrait en balance les intérêts des organisations
religieuses avec ceux que des particuliers pourraient invoquer en vertu des
articles 8 à 12 de la Convention car il s’agit alors de droits que ces
particuliers ont librement décidé de ne pas exercer.
8. Les organisations non
gouvernementales Becket Fund et International Center
for Law and Religion Studies
127. Ces
organisations renvoient à la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis
concernant l’autonomie des cultes. Dans l’affaire National Labor Relations Board v. Catholic Bishop of Chicago, 440
U.S. 490 (1979), la haute juridiction a jugé que les autorités internes ne
pouvaient pas passer outre la volonté de l’évêque et reconnaître un syndicat
des professeurs des écoles catholiques, estimant que pareille reconnaissance
aurait porté atteinte au fonctionnement autonome des cultes. Dans l’affaire Hosanna-Tabor Evangelical Lutheran Church
and School v. Equal Employment Opportunity Commission, no 10-553
(2012), elle a appliqué la doctrine de l’« exception cléricale » (ministerial exception) et a jugé que les
dispositions du droit du travail n’étaient applicables ni au personnel clérical
ni au personnel laïc des organisations religieuses.
128. Il
y aurait une convergence de points de vue entre la position de la Cour suprême
des Etats-Unis et celle de la Cour européenne en matière de protection de l’autonomie
des cultes dans leurs relations avec leur personnel clérical. La chambre aurait donc commis une
erreur en s’écartant de cette position, et cette erreur aurait des conséquences
négatives sur l’autonomie des cultes en ce que l’Etat risquerait, si l’arrêt de
la chambre était confirmé, de devoir arbitrer des conflits entre les
organisations religieuses et leurs membres.
D. Appréciation de la Grande Chambre
129. Le Gouvernement met en cause l’applicabilité
au personnel clérical de l’Eglise de l’article 11 de la Convention. La Grande Chambre estime que cette
question relève de l’examen au fond du litige et, par conséquent, elle l’examinera
ci-dessous.
1. Principes généraux
a) Sur le droit de fonder des syndicats
130. Tout
d’abord, la Cour observe, eu égard à l’évolution du droit international du travail,
que la liberté syndicale est un élément essentiel du dialogue social entre
travailleurs et employeurs et, par là même, un outil important dans la
recherche de la justice et de la paix sociales.
131. Ensuite,
elle rappelle que l’article 11 de la Convention présente la liberté syndicale
comme un aspect particulier de la liberté d’association et que, si cet article
a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences
arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre, il peut impliquer en
outre l’obligation positive d’en assurer la jouissance effective (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no
34503/97, §§ 109 et 110, CEDH 2008).
132. La
frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat
au titre de l’article 11 de la Convention ne se prête pas à une définition
précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse
l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’Etat ou sous
celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les
critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à
ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son
ensemble.
133. Vu le caractère sensible des questions sociales et
politiques liées à la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts
respectifs des salariés et des employeurs et compte tenu du fort degré de
divergence entre les sytèmes nationaux à cet égard, les Etats contractants
bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la
liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts
professionnels de leurs membres (Sørensen et Rasmussen
c. Danemark [GC], nos
52562/99 et 52620/99, § 58, CEDH 2006‑I).
134. L’article
11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de
leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais il ne leur garantit pas un traitement
précis de la part de l’Etat. Ce qu’exige la Convention, c’est
que la législation permette aux syndicats, selon des modalités conformes à l’article
11, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (voir les arrêts Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38 et 39,
série A no 19, et Syndicat
suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-40,
série A no 20).
135. Au fil de sa
jurisprudence, la Cour a dégagé une liste non exhaustive d’éléments constitutifs du droit syndical, parmi lesquels figurent le droit de
former un syndicat ou de s’y affilier, l’interdiction des accords de monopole
syndical et le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter
ce qu’il a à dire au nom de ses membres. Récemment, elle a estimé, compte tenu
des évolutions du monde du travail, qu’en principe et mis à part des cas très
particuliers, le droit de mener des négociations collectives avec l’employeur
est devenu l’un des éléments essentiels du droit de fonder avec d’autres des
syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts (Demir et Baykara, précité, §§ 145 et 154).
b) Sur l’autonomie des organisations religieuses
136. La
Cour rappelle que les communautés religieuses existent traditionnellement et
universellement sous la forme de structures organisées. Lorsqu’est en cause l’organisation
de la communauté religieuse, l’article 9 de la Convention doit s’interpréter
à la lumière de l’article 11, qui protège la vie associative contre toute
ingérence injustifiée de l’Etat. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la
liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement,
sans ingérence arbitraire de l’Etat. L’autonomie des communautés religieuses est
indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve au cœur
même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention. Elle présente
un intérêt direct non seulement pour l’organisation de ces communautés en tant
que telle, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de leurs
membres actifs du droit à la liberté de religion. Si l’organisation de la vie
de la communauté n’était pas protégée par l’article 9 de la Convention, tous
les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient
fragilisés (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 62,
CEDH 2000‑XI ; Eglise
métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova,
no 45701/99, § 118, CEDH 2001 XII ; Saint Synode de l’Eglise orthodoxe bulgare
(Métropolite Innocent) et autres c. Bulgarie, nos 412/03 et
35677/04, § 103, 22 janvier 2009).
137. Le principe d’autonomie interdit à l’Etat d’obliger
une communauté religieuse à admettre en son sein de nouveaux membres ou d’en
exclure d’autres. De même, l’article 9 de la Convention ne garantit aucun droit
à la dissidence à l’intérieur d’un organisme religieux ; en cas de
désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un
de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de
quitter librement la communauté (Miroļubovs
et autres c. Lettonie, no 798/05, § 80, 15 septembre 2009).
138. Enfin,
lorsque se trouvent en jeu des questions relatives aux rapports entre l’Etat et
les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement
exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance
particulière au rôle du décideur national (Leyla Şahin c. Turquie
[GC], no
44774/98, § 109, CEDH 2005‑XI). C’est le cas notamment lorsqu’il existe, dans
la pratique des Etats européens, une grande variété de
modèles constitutionnels régissant les relations entre l’Etat et les cultes.
2. Application
de ces principes dans le cas d’espèce
139. La Cour recherchera si,
compte tenu de leur appartenance au clergé, les membres du syndicat requérant
peuvent bénéficier des dispositions de l’article 11 de la Convention et, dans l’affirmative,
si le refus d’enregistrer le syndicat a porté atteinte à la substance même de
leur droit d’association.
a) Sur l’applicabilité de l’article 11
aux faits de la cause
140. Le point de savoir si
les membres du syndicat requérant avaient le droit de créer celui-ci pose la
question de l’applicabilité de l’article 11 à leur égard. Ici, la Grande
Chambre ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle les membres du
clergé doivent être exclus de la protection de l’article 11 de la
Convention au motif qu’ils exercent leur activité sur la base d’un mandat de l’évêque
et donc en dehors du champ d’application des normes internes du droit du
travail.
141. Il n’appartient pas à
la Cour de trancher la controverse qui oppose les membres du syndicat à leur
hiérarchie au sujet de la nature exacte des fonctions qu’ils exercent. La seule
question qui se pose ici, en effet, est celle de savoir si les fonctions dont
il s’agit, malgré leur éventuelle spécificité, sont constitutives d’une
relation de travail entraînant l’applicabilité du droit de fonder un syndicat
au sens de l’article 11.
142. Pour
y répondre, la Grande Chambre appliquera les critères prévus par les instruments internationaux
pertinents (voir, mutatis mutandis, Demir
et Baykara, précité, § 85). A cet égard, elle note que, dans sa Recommandation no 198 sur la relation de travail
(paragraphe 57
ci-dessus), l’Organisation internationale du Travail considère que la
détermination de l’existence d’une telle relation doit être guidée, en premier
lieu, par les faits ayant trait à l’exécution du travail et à la rémunération
du travailleur, nonobstant la manière dont la relation de travail est
caractérisée dans tout arrangement contraire, contractuel ou autre,
éventuellement convenu entre les parties. Par ailleurs, la Convention no 87
de l’OIT (paragraphe 56 ci‑dessus), qui est le principal
instrument juridique international garantissant le droit à la liberté
syndicale, prévoit en son article 2 que « les travailleurs et les
employeurs, sans distinction d’aucune sorte », ont le droit de constituer
des organisations de leur choix. Enfin, si la directive 78/2000/CE du Conseil (paragraphe
60 ci-dessus) admet l’existence d’un
devoir de loyauté accru eu égard à l’éthique de l’employeur, elle précise qu’il
ne peut pas y avoir d’atteinte à la liberté d’association et en particulier au
droit de toute personne de fonder des syndicats.
143. Eu égard à ces
éléments, la Cour observe que les fonctions exercées par les membres du
syndicat litigieux présentent de nombreux aspects caractéristiques d’une
relation de travail. Ainsi, ils exercent leur activité sur la base d’une
décision de l’évêque qui prononce leur nomination et précise leurs droits et
leurs obligations. Sous la direction et la supervision de l’évêque, ils s’acquittent
des tâches qui leur sont assignées, parmi lesquelles figurent, outre l’accomplissent
des rites du culte et les contacts avec les fidèles, l’enseignement et la
gestion du patrimoine de la paroisse, les membres du clergé étant responsables
de la vente d’objets religieux (paragraphe 44 ci-dessus). En outre, la loi
nationale prévoit un nombre précis de postes ecclésiastiques et laïcs financés
majoritairement par le budget de l’Etat et des collectivités locales, la
rémunération des personnes occupant ces postes étant par ailleurs fixée par
rapport à celle des fonctionnaires du ministère de l’éducation nationale
(paragraphes 30 et suivants ci-dessus). L’Eglise orthodoxe
roumaine paie des cotisations patronales sur les rémunérations versées aux
membres de son clergé, et les prêtres s’acquittent de l’impôt sur le revenu,
cotisent à la caisse nationale de sécurité sociale et bénéficient de l’ensemble
des prestations sociales ouvertes aux salariés ordinaires, dont l’assurance
santé, le versement d’une pension à partir de l’âge légal de départ à la
retraite, ou encore l’assurance chômage.
144. Certes, comme le
souligne le Gouvernement, le travail des membres du clergé présente la
particularité de poursuivre aussi une finalité spirituelle et d’être accompli dans
le cadre d’une Eglise pouvant prétendre à un certain degré d’autonomie. Il en
résulte que les obligations des membres du clergé sont d’une nature
particulière en ce que ceux-ci sont soumis à un devoir de loyauté accru,
lui-même fondé sur un engagement personnel de chacun de ses membres qui est
censé être définitif. Il peut donc être délicat de distinguer précisément les
activités strictement religieuses des membres du clergé de leurs activités de
nature plutôt économique.
145. Cela étant, la question
est plutôt de savoir si de telles particularités suffisent à soustraire au
champ d’application de l’article 11 la relation qui unit les membres du clergé
à leur église. Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 11 § 1 envisage la
liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association
et que le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée
de l’article 11. Tout au plus les autorités nationales peuvent-elles imposer à
certains de leurs employés des « restrictions légitimes » conformes à
l’article 11 § 2 (Tüm Haber Sen et
Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006‑II). D’ailleurs, d’autres
catégories professionnelles, par exemple la police ou la fonction publique, se
trouvent soumises, elles aussi, à des contraintes particulières et à des
obligations spéciales de loyauté, sans pour autant que le droit à la liberté syndicale
de leurs membres ne soit remis en cause (voir, par exemple, Syndicat national de la police belge, précité,
§ 40, et Demir et Baykara, précité, §
107).
146. De plus, à supposer
même que les membres du clergé orthodoxe roumain puissent renoncer aux droits
qu’ils tirent de l’article 11 de la Convention, la Cour constate qu’en l’espèce,
il n’apparaît pas qu’au moment de leur engagement, les membres du syndicat
aient accepté une telle renonciation.
147. Par ailleurs, la Cour
observe que les juridictions internes ont déjà
expressément reconnu aux membres du clergé et aux employés laïcs de l’Eglise
orthodoxe roumaine le droit de se syndiquer (paragraphes 46 et 49
ci-dessus).
148. Au vu de l’ensemble de ces
éléments, la Cour estime que nonobstant les particularités de leur situation,
les membres du clergé accomplissent leur mission dans le cadre d’une relation
de travail relevant de l’article 11 de la Convention. Cette disposition trouve
dès lors à s’appliquer aux faits de la cause.
149. Comme
les parties, la Grande Chambre considère que le refus d’enregistrer le syndicat
requérant s’analyse en une ingérence de l’Etat défendeur dans l’exercice des
droits garantis par l’article 11 de la Convention.
150. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article
11, pareille ingérence doit être « prévue par la loi », inspirée par
un ou plusieurs buts
légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la
poursuite de ce ou ces buts.
b) Sur le point de savoir si l’ingérence
était « prévue par la loi » et si elle poursuivait un ou des buts
légitimes
151. Les
parties s’accordent à reconnaître que l’ingérence litigieuse se fondait sur les
dispositions du Statut de l’Eglise orthodoxe roumaine. Cependant, leurs
positions divergent sur le point de savoir si elle était « prévue par la
loi ».
152. Le
syndicat requérant considère que l’ingérence n’avait pas de base légale en
droit interne car les dispositions du Statut de l’Eglise, n’ayant pas valeur de
loi organique, ne pouvaient pas déroger aux dispositions de la Constitution
garantissant la liberté syndicale. Le Gouvernement conteste cette analyse,
estimant que, dès lors que le Statut avait été approuvé par un arrêté du
Gouvernement, il faisait partie du droit interne.
153. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression
« prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une
base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, qui doit
être accessible au justiciable et prévisible (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V). Elle
rappelle également que l’expression « prévue par la
loi » renvoie d’abord au droit interne et qu’il ne lui appartient pas en
principe de contrôler la régularité de la « législation
déléguée » : pareille tâche incombe au premier chef aux cours et
tribunaux nationaux (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 37, série A no
233).
154. En l’espèce, elle
constate que ni la Constitution ni les lois organiques sur la liberté syndicale
et religieuse, pas plus que le Statut de l’Eglise, n’interdisent expressément
la constitution de syndicats par des membres du personnel clérical ou laïc de l’Eglise.
Les juridictions internes ont déduit cette interdiction des dispositions du
Statut de l’Eglise en vertu desquelles la création d’associations et de
fondations ecclésiastiques est l’attribut du Saint Synode et l’autorisation de l’archevêque est requise pour la participation de membres du clergé à quelque forme d’association que ce soit.
155. La
Cour note que la prévisibilité et l’accessibilité des dispositions litigieuses
susmentionnées ne sont pas ici en cause. En effet, il n’est pas contesté que
les membres du syndicat requérant avaient connaissance de ces dispositions du
Statut et qu’en l’absence de l’autorisation de l’archevêque, ils devaient s’attendre
à ce que l’Eglise s’oppose à leur demande d’enregistrement de leur syndicat.
Ils affirment d’ailleurs avoir demandé cette autorisation, qui leur aurait été
refusée sur intervention du Saint Synode.
156. Quant
à l’argument principal du syndicat requérant, qui consiste à dire que bien que
le Statut de l’Eglise ait été approuvé par le Gouvernement ses dispositions ne
pouvaient pas déroger aux normes constitutionnelles, la Grande Chambre estime
qu’il s’apparente à une exception d’irrégularité de la législation interne
fondée sur l’inconstitutionnalité des dispositions en cause et sur le
non-respect de la hiérarchie des normes. Or il n’appartient
pas à la Cour d’examiner le bien-fondé de ce moyen, qui concerne la régularité
d’une forme de « législation déléguée ». En effet, l’interprétation du droit interne des Parties contractantes incombe
au premier chef aux juridictions nationales (voir, parmi d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94,
§ 35, CEDH 1999‑III). A cet égard, force est de constater
que le tribunal départemental, statuant en dernière instance, s’est limité à
noter de manière générale que la loi no 54/2003 ne permettait pas
d’inclure dans les statuts des dispositions contraires à la Constitution ou aux
autres lois. Contrairement au tribunal de première instance, il n’a pas examiné
in concreto le point de savoir
si l’interdiction de fonder un syndicat sans l’autorisation de l’archevêque
était compatible ou non avec les normes constitutionnelles. Pour autant, la
Cour estime que dès lors qu’il s’est appuyé dans son arrêt sur le Statut de l’Eglise,
le tribunal départemental a implicitement considéré que ses dispositions n’étaient
pas contraires aux normes constitutionnelles.
157. Par conséquent, la Cour
est disposée à admettre, comme les juridictions nationales, que l’ingérence
litigieuse avait pour base légale les dispositions pertinentes du Statut de l’Eglise
orthodoxe roumaine et que ces dispositions répondaient aux critères de
« légalité » qu’elle a définis dans sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres,
précité, § 78).
158. Enfin,
comme les parties, la Grande Chambre considère que l’ingérence poursuivait un
objectif légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 11, à savoir la
protection des droits d’autrui, en l’occurrence ceux de l’Eglise orthodoxe
roumaine. Elle n’aperçoit pas de raison d’ajouter à ce
but, à l’instar de la chambre, celui de la défense de l’ordre.
c) Sur le point de savoir si l’ingérence
était « nécessaire dans une société démocratique »
159. De
l’avis de la Cour, il incombe aux juridictions nationales de veiller à ce qu’au
sein des organisations religieuses, tant la liberté d’association que l’autonomie
des cultes puissent s’exercer dans le respect du droit en vigueur, en ce
compris la Convention. En ce qui concerne les ingérences dans l’exercice du
droit à la liberté d’association, il découle de l’article 9 de la
Convention que les cultes sont en droit d’avoir leur propre opinion sur les
activités collectives de leurs membres qui pourraient menacer leur autonomie et
que cette opinion doit en principe être respectée par les autorités nationales.
Pour autant, il ne suffit pas à une organisation religieuse d’alléguer l’existence
d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre conforme aux
exigences de l’article 11 de la Convention toute ingérence dans le droit à la
liberté syndicale de ses membres. Il lui faut aussi démontrer, à la
lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque invoqué est réel et
sérieux, que l’ingérence litigieuse dans la liberté d’association ne va pas
au-delà de ce qui est nécessaire pour l’écarter et qu’elle ne sert pas non plus
un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’organisation religieuse. Il
appartient aux juridictions nationales de s’en assurer, en procédant à un
examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance
circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 67,
CEDH 2010 et Siebenhaar c. Allemagne,
no 18136/02, § 45, 3 février 2011).
160. Si,
dans des cas tels que celui de la présente affaire, qui nécessitent une mise en
balance d’intérêts privés concurrents ou de différents droits protégés par la
Convention, l’Etat jouit généralement d’un ample marge d’appréciation (voir, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH
2007‑I), l’issue de la requête ne peut en principe varier selon qu’elle a été
portée devant la Cour sous l’angle de l’article 11 de la Convention, par la
personne dont l’exercice de la liberté d’association a été restreint, ou sous
celui des articles 9 et 11, par l’organisation religieuse qui s’estime victime
d’une atteinte à son droit à l’autonomie.
161. En
l’espèce, la question qui se trouve au centre du litige est celle de la non-reconnaissance
du syndicat requérant. Devant les tribunaux compétents pour examiner la demande
d’enregistrement du syndicat, l’archevêché, qui s’opposait à cette
reconnaissance, a soutenu que les objectifs prévus dans le statut du syndicat
étaient incompatibles avec les obligations assumées par les prêtres au titre de
leur sacerdoce et de leur engagement envers l’archevêque. Il estimait que l’apparition
dans la structure de l’Eglise d’un tel organisme nouveau aurait porté gravement
atteinte à la liberté des cultes de s’organiser selon leurs propres traditions,
et que la création du syndicat aurait donc été susceptible de remettre en
question la structure hiérarchique traditionnelle de l’Eglise – d’où la
nécessité, selon lui, de limiter la liberté syndicale réclamée par le syndicat
requérant.
162. Au
vu des différents arguments avancés devant les juridictions nationales par les
représentants de l’archevêché de Craiova, la Cour estime que le tribunal
départemental pouvait raisonnablement considérer qu’une décision autorisant l’enregistrement
du syndicat aurait fait peser un risque réel sur l’autonomie de l’organisation
religieuse en cause.
163. A
cet égard, la Cour relève qu’en Roumanie, chaque culte a le droit d’adopter son
propre statut et ainsi de décider librement de son fonctionnement, du
recrutement de son personnel et des rapports qu’il entretient avec son clergé
(paragraphe 29
ci-dessus). Le principe de l’autonomie des organisations religieuses représente
la clé de voûte des relations entre l’Etat roumain et les cultes reconnus sur
son territoire, dont l’Eglise orthodoxe roumaine. Comme l’indique le
Gouvernement, les membres du clergé orthodoxe roumain, y compris donc les
prêtres membres du syndicat requérant, exercent leurs activités en vertu de
leur sacerdoce, de leur engagement envers l’évêque et de la décision de
celui-ci, l’Eglise orthodoxe roumaine ayant choisi de ne pas transposer dans
son statut les dispositions du droit du travail pertinentes en la matière,
choix entériné par un arrêté du gouvernement au nom du respect du principe de l’autonomie
du culte.
164. Or,
à la lecture des objectifs poursuivis par le syndicat requérant dans son
statut, objectifs qui consistaient notamment à promouvoir la libre initiative,
la concurrence et la liberté d’expression de ses membres, à assurer la
participation au Saint Synode d’un membre du syndicat, à demander à l’archevêque
de produire un rapport financier annuel et à utiliser la grève comme moyen de
défense des intérêts de ses membres, la décision juridictionnelle refusant l’enregistrement
dudit syndicat au nom du respect de l’autonomie des cultes n’apparaît pas
déraisonnable aux yeux de la Cour, eu égard notamment au rôle de l’Etat dans la
préservation de ladite autonomie.
165. Dans
ce contexte, la Cour rappelle qu’elle a eu à maintes reprises l’occasion de
souligner le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de la pratique des religions, cultes et
croyances, et d’indiquer que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la
paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement
entre des groupes opposés (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch, précité, § 78 et Leyla Şahin, précité, § 107). Elle ne peut en l’espèce que
confirmer cette jurisprudence. Le respect de l’autonomie des communautés religieuses
reconnues par l’Etat implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du
droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et
intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et
qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour
leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en
arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités
dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère.
166. A
la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour partage l’avis
du gouvernement défendeur selon lequel, en refusant d’enregistrer le syndicat
requérant, l’Etat s’est simplement abstenu de s’impliquer dans l’organisation
et le fonctionnement de l’Eglise orthodoxe roumaine, respectant ainsi l’obligation
de neutralité que lui impose l’article 9 de la Convention. Il reste à rechercher
si l’examen auquel le tribunal départemental s’est livré pour rejeter la
demande du requérant répondait aux exigences permettant de vérifier si le refus
d’enregistrement était nécessaire dans une société démocratique (paragraphe 159
ci-dessus).
167. La
majorité de la chambre a répondu à cette question par la négative. Elle a
estimé que le tribunal départemental n’avait pas suffisamment tenu compte de
tous les arguments pertinents, n’avançant pour justifier son refus d’enregistrer
le syndicat que des motifs d’ordre religieux tirés des dispositions du Statut
de l’Eglise (paragraphes 77 et suiv. de l’arrêt de la chambre).
168. La
Grande Chambre ne souscrit pas à cette conclusion. Elle relève que le tribunal
départemental a refusé d’enregistrer le syndicat requérant après avoir constaté
que sa demande ne répondait pas aux exigences du Statut de l’Eglise car ses
membres n’avaient pas respecté la procédure spéciale prévue pour la création d’une
association. Elle estime qu’en procédant ainsi, le tribunal départemental n’a
fait qu’appliquer le principe de l’autonomie des organisations
religieuses : son refus d’autoriser l’enregistrement du syndicat requérant
en raison du non-respect de la condition d’obtention de l’autorisation de l’archevêque
était une conséquence directe du droit de la communauté religieuse en cause de
s’organiser librement et de fonctionner conformément aux dispositions de son
statut.
169. Par
ailleurs, le syndicat requérant n’a avancé aucune raison pour justifier l’absence
de demande formelle d’autorisation auprès de l’archevêque. Néanmoins, les
juridictions nationales ont pallié à cette omission, en recueillant l’avis de l’archevêché
de Craiova et en se livrant à un examen des motifs
avancés par lui. Le tribunal départemental a conclu, en faisant siens les
motifs avancés par l’archevêché de Craiova, que, s’il autorisait la création du
syndicat, les structures de consultation et de délibération prévues par le
Statut de l’église se trouveraient remplacées ou contraintes de collaborer avec
un nouvel organisme – le syndicat – étranger à la tradition de l’Eglise et aux
règles canoniques de consultation et de prise de décision. Le contrôle effectué
par le tribunal a ainsi permis de vérifier que le risque invoqué par les autorités
ecclésiastiques était probable et sérieux, que les motifs avancés par elles ne
servaient pas un but étranger à l’exercice de l’autonomie du culte en question
et que le refus d’enregistrer le syndicat requérant n’allait pas au-delà de ce
qui était nécessaire pour écarter ce risque.
170. De
manière plus générale, la Cour relève que le Statut de l’Eglise orthodoxe
roumaine ne prévoit pas d’interdiction absolue, pour les membres de son clergé,
de constituer des syndicats pour protéger leurs droits et leurs intérêts
légitimes. Rien n’empêche donc les membres du syndicat requérant de jouir de
leur droit garanti par l’article 11 de la Convention en fondant une telle
association dont les objectifs seraient compatibles avec le Statut de l’Eglise
et qui ne remettrait pas en question la structure hiérarchique traditionnelle
de l’Église et la manière dont les décisions y sont prises. La Cour note qu’il
est loisible, par ailleurs, aux membres du syndicat requérant d’adhérer
librement à l’une ou l’autre des associations existantes à ce jour au sein de l’Eglise
orthodoxe roumaine qui ont été autorisées par les juridictions nationales et
qui exercent leurs activités en conformité avec les exigences de son Statut
(paragraphe 52 ci‑dessus).
171. Enfin, la
Cour prend note de la grande variété des modèles
constitutionnels qui régissent en Europe les relations entre les Etats et les
cultes. Compte tenu de l’absence de consensus européen sur la question
(paragraphe 61
ci-dessus), elle estime que la marge d’appréciation de l’Etat est plus large
dans ce domaine et englobe le droit de reconnaître ou non, au sein des
communautés religieuses, des organisations syndicales poursuivant des buts
susceptibles d’entraver l’exercice de l’autonomie des cultes.
172. En
conclusion, eu égard aux motifs qu’il a exposés, le refus du tribunal
départemental d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation
dont bénéficient les autorités nationales en la matière et, dès lors, il n’est
pas disproportionné.
173. Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR,
1. Dit,
à l’unanimité, que le Gouvernement est forclos à invoquer l’anonymat de la
requête ;
2. Dit,
à l’unanimité, que le syndicat requérant est forclos à
invoquer la violation de l’article 34 de la Convention à raison de faits qui ont eu lieu avant le
prononcé de l’arrêt de la chambre. Quant aux faits postérieurs à cette date, l’Etat défendeur n’a pas méconnu les obligations
qui lui incombaient aux termes de cette disposition;
3. Dit,
par onze voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la
Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé
en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9
juillet 2013.
Michael O’Boyle Dean
Spielmann
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74
§ 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées
suivantes :
– opinion concordante du juge Wojtyczek ;
– opinion en partie dissidente commune
aux juges Spielmann, Villiger, López Guerra, Bianku, Møse et Jäderblom.
D.S.
M.O’B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Je souscris entièrement à la
conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de la
Convention dans la présente affaire. En revanche, je ne partage pas la totalité
des opinions exprimées dans la motivation de l’arrêt. Mes doutes portent en
particulier sur l’applicabilité aux membres du clergé de la liberté syndicale,
telle que définie par l’article 11 de la Convention.
2. Dans la présente affaire, il est
nécessaire de rappeler trois principes importants d’interprétation de la
Convention.
Premièrement, l’interprétation d’une disposition
de ce traité international se fonde sur le principe de son unité. Ainsi, tout
article de la Convention doit être interprété à la lumière de l’ensemble
de ses dispositions et des dispositions des protocoles additionnels qui ont été
ratifiés par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Sans exclure tous
les conflits de droits dans des situations concrètes, une telle approche en
réduit cependant le nombre.
Deuxièmement, comme la majorité l’a relevé à
juste titre, il y a une grande diversité de régimes régissant les cultes au
sein des Hautes Parties contractantes. Cette diversité constitue un argument
important pour reconnaître aux Etats une large marge d’appréciation dans ce
domaine. De plus, pour déterminer l’ampleur de cette marge, il faut tenir
compte de la diversité confessionnelle en Europe. Le pluralisme confessionnel
se traduit notamment par la multiplicité des définitions de la mission de
ministre du culte dans les différentes religions.
Troisièmement, selon le préambule de la
Convention, le maintien des libertés fondamentales repose essentiellement sur
un « régime politique véritablement démocratique ». De plus, les
restrictions apportées aux différentes libertés protégées par la Convention
doivent être « nécessaires dans une société démocratique ». L’interprétation
de la Convention doit donc tenir compte de l’idéal démocratique. Parmi les
différentes caractéristiques d’un Etat démocratique, il ne faut pas négliger le
principe de la subsidiarité de l’Etat. La société démocratique s’épanouit
pleinement dans le cadre d’un Etat subsidiaire qui respecte l’autonomie des
différentes communautés qui la composent. Cette autonomie légitime peut se
traduire notamment par une autorégulation au moyen de règles de conduite extra‑juridiques,
produites ou acceptées par les différents groupes sociaux.
3. En vertu de l’article 11 § 1 de la
Convention, toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la
liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats
et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. Il ne fait
aucun doute que les membres du clergé sont titulaires de la liberté de réunion
pacifique et de la liberté d’association en général. La question qui se pose
est celle du champ d’application personnel du droit de fonder des syndicats ou
de s’y affilier.
La liberté syndicale est une liberté
fondamentale, protégée par la Convention. Les syndicats sont des associations
formées en vue de la défense des droits et intérêts des travailleurs et des
employés avant tout face aux employeurs et ensuite face aux pouvoirs publics.
Si l’article 11 de la Convention n’exclut expressément aucune catégorie
professionnelle particulière, il est clair que la liberté syndicale consacrée
par cette disposition s’applique aux personnes exerçant une activité
professionnelle rémunérée, dans le cadre d’une relation de subordination à l’égard
d’une autre personne et pour le compte de celle-ci.
4. L’article 9 § 1 de la Convention stipule
que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion. La liberté de religion a une dimension collective et présuppose
notamment l’autonomie des cultes. Cette autonomie inclut en particulier le
droit de chaque communauté religieuse de définir librement sa structure
interne, la mission des membres de son clergé et leur statut au sein de la
communauté. Toute restriction à l’autonomie des cultes doit être justifiée par
la nécessité de mettre en œuvre les valeurs protégées par la Convention. L’Eglise
orthodoxe roumaine, tout comme les autres cultes, jouit d’une très large
autonomie, protégée par la Convention.
5. La liberté syndicale, protégée par
l’article 11 de la Convention, doit être interprétée en tenant compte notamment
de l’article 9 de la Convention. La mission des membres du clergé a une
dimension spirituelle, définie par la doctrine des différentes religions. Si
cette définition varie considérablement selon les religions, il est néanmoins
nécessaire d’en tenir compte dans l’analyse du lien juridique qui unit les
membres du clergé à leur communauté religieuse. Comme le note la majorité, ce
lien résulte d’un engagement personnel des membres du clergé. Il faut ajouter
que cet engagement est consenti librement et dépasse par sa nature et sa
profondeur tout engagement professionnel contracté dans le cadre d’une relation
de droit du travail. De plus, lorsqu’elle demande à la communauté religieuse de
lui confier la mission de membre de clergé, la personne concernée s’engage
librement à respecter le droit interne édicté par cette communauté. Ainsi, les
membres ecclésiastiques du syndicat requérant se sont engagés librement,
notamment, à ne pas former de syndicat sans la bénédiction de leur évêque.
Certes, comme le note la majorité, l’engagement d’un membre du clergé est
censé, en principe, être définitif, cependant chacun reste libre de ses choix
et peut en pratique décider unilatéralement d’abandonner ses fonctions, quitte
à enfreindre les règles du droit religieux.
6. La majorité a examiné la
spécificité du lien juridique qui unit les membres du clergé à leur Eglise à la
lumière des différents critères permettant d’établir l’existence d’une relation
de travail. Ce faisant, elle a relevé à juste titre que le travail des membres
du clergé présentait un certain nombre de particularités.
Il faut noter que la relation de travail a un
caractère synallagmatique et une nature économique particulière : la rémunération
versée par l’employeur est la contrepartie des richesses économiques produites
par l’employé.
L’analyse du travail des membres du clergé doit
tenir compte de la dimension spirituelle de leur mission. La valeur de ce
travail échappe à l’appréciation économique. De plus, si l’exercice d’une
activité salariée a pour but principal de procurer des revenus, la mission d’un
membre du clergé a un caractère différent. Il faut noter à cet égard que si, en
Roumanie et dans un certain nombre d’autres pays, l’Etat finance les
traitements versés aux ministres du culte, dans d’autres pays européens, les
mêmes missions sont réalisées sans aucune rémunération, que ce soit de la part
de l’Etat ou de la part de la communauté religieuse. Dans beaucoup de
communautés monastiques, les membres font vœu de pauvreté. La relation
juridique entre un membre du clergé et sa communauté religieuse n’est pas de
nature synallagmatique.
Dans ce contexte, il est difficile d’assimiler
la mission d’un membre du clergé, qui est très spécifique, à une activité
professionnelle exercée pour le compte et pour le bénéfice d’une autre personne
physique ou morale. Le fait que, dans certains Etats, des communautés
religieuses, pour différentes raisons, appliquent certaines dispositions du
droit du travail à leurs relations avec les membres de leur clergé n’estompe
pas cette différence fondamentale.
Par ailleurs, il faut ajouter que les systèmes
de sécurité sociale peuvent s’étendre à différentes catégories de personnes qui
n’exercent pas d’activité salariée. Le fait qu’une personne relève d’un système
de sécurité sociale ne constitue pas un argument permettant de conclure qu’elle
est engagée dans une relation juridique soumise au droit du travail.
7. Etant donné la spécificité de la
mission des membres du clergé, il est difficile de conclure que l’article 11 de
la Convention, dans sa partie relative à la liberté syndicale, trouve à s’appliquer
en l’espèce. L’application des dispositions du droit du travail aux relations
entre la communauté religieuse et les membres de son clergé faite dans certains
Etats ne résulte pas d’une obligation imposée par la Convention.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
SPIELMANN, VILLIGER, LÓPEZ GUERRA, BIANKU, MøSE
ET JÄDERBLOM
(Traduction)
1. Nous ne sommes pas en désaccord avec la
Grande Chambre lorsqu’elle reconnaît que les membres du clergé orthodoxe
roumain s’acquittent de leur mission dans le cadre d’une relation de travail
avec l’Eglise et que, en conséquence, 1) les garanties de l’article 11 concernant
le droit de former des syndicats pour la défense des intérêts des employés et
de s’y affilier trouvent à s’appliquer en l’espèce, et 2) le refus des
juridictions roumaines d’enregistrer le syndicat requérant constitue donc une
atteinte à l’exercice de ce droit (paragraphes 149 et 150 de l’arrêt).
2. Cependant, dans son arrêt, la Grande
Chambre ne parvient pas à la conclusion qui s’impose dans les circonstances de
l’espèce au vu de ces deux constats, à savoir que le refus des juridictions
roumaines d’enregistrer le syndicat requérant a emporté violation de son droit
à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention.
3. La liberté de s’affilier à un syndicat,
élément essentiel du dialogue social entre travailleurs et employeurs, est reconnue
dans la Convention en tant qu’aspect particulier de la liberté d’association
qui doit être protégée contre l’ingérence arbitraire des autorités publiques.
En vertu de la jurisprudence de la Cour, les exceptions prévues à l’article 11
§ 2 sont d’interprétation stricte. Seules des raisons convaincantes et
impératives peuvent justifier l’apport de restrictions à la liberté d’association
(Demir et Baykara c. Turquie, no 34503/97,
§§ 96 et suivants, CEDH 2008). Cette liberté comprend assurément le droit de
former des syndicats. A cet égard, il y a lieu de noter que l’article 7 de la
Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la
protection du droit syndical prévoit que l’acquisition de la personnalité
juridique par les organisations de travailleurs ne peut être subordonnée à des
conditions de nature à porter atteinte à ce droit.
4. En l’espèce, le tribunal départemental
de Dolj a rejeté la demande d’enregistrement du syndicat requérant en des
termes très généraux et succincts. Ce faisant, il a infirmé un jugement par
lequel le tribunal de première instance de Craiova avait accueilli la demande d’inscription
au registre des syndicats introduite par l’intéressé et soutenue par le
ministère public (paragraphes 12 et 15 de l’arrêt). Il a ainsi souscrit à la
position de l’appelant, l’archevêché de Craiova, en se fondant sur le fait que
l’archevêque n’avait pas autorisé la formation du syndicat et sur la liberté
des cultes de s’organiser (paragraphe 18 de l’arrêt).
5. Dans ses observations devant la Grande
Chambre, le Gouvernement soutenait que la décision du tribunal départemental
avait une base légale, qu’elle poursuivait un but légitime (celui de préserver
l’autonomie des communautés religieuses) et qu’elle était proportionnée à ce
but et nécessaire dans une société démocratique. Nous pouvons admettre, comme l’a
fait la majorité de la Grande Chambre, que la décision du tribunal
départemental reposait sur une base légale et poursuivait un but légitime.
Cependant, nous ne sommes pas d’accord pour dire qu’elle était proportionnée à
ce but ni qu’elle était nécessaire pour préserver l’autonomie de l’Eglise
orthodoxe roumaine. Dans les circonstances de l’espèce, en embrassant sans
réserve la position de l’archevêché, le tribunal départemental n’a pas tenu compte
des intérêts en présence et n’a pas procédé à leur mise en balance afin d’apprécier
la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits du syndicat requérant. Nous
considérons que pareil exercice l’aurait conduit à conclure que la
reconnaissance du syndicat requérant n’aurait mis en péril ni l’autonomie de l’Eglise
orthodoxe roumaine ni le droit de celle-ci de ne pas subir d’ingérences
externes ou internes, que ce soit quant à sa doctrine (principes et
convictions) ou quant à son fonctionnement.
6. En ce qui concerne l’autonomie de l’Eglise
dans l’établissement de sa doctrine, le statut du syndicat requérant indiquait
expressément que celui-ci voulait respecter et appliquer intégralement les
règles ecclésiastiques, y compris le Statut et les canons de l’Eglise. Par
ailleurs, ni le statut du syndicat ni les déclarations de ses membres ne
contenaient de propos critiques à l’égard de la doctrine ou de l’Eglise
orthodoxes. Le syndicat plaçait ses revendications exclusivement sur le terrain
de la défense des droits et des intérêts professionnels, économiques, sociaux
et culturels de ses adhérents.
7. En ce qui concerne l’autonomie de l’Eglise
quant à son fonctionnement interne, le Gouvernement et les tiers intervenants
considèrent que les activités du syndicat nuiraient à l’autonomie
institutionnelle de l’Eglise orthodoxe roumaine en créant une autorité
parallèle au sein de sa structure. Or le programme du syndicat indiquait
clairement que celui-ci aurait eu pour seul but de défendre les intérêts de ses
membres en proposant l’adoption de mesures en ce sens, et non en revendiquant
un quelconque pouvoir de décision au sein de l’Eglise. Le programme prévoyait
la représentation du syndicat au sein de certains organes de l’Eglise, et les
objectifs déclarés du syndicat n’étaient pas de substituer sa propre structure
à celles de l’Eglise mais de présenter et de défendre des propositions devant
ces structures au nom de ses adhérents, et en aucun cas d’assumer les fonctions
de l’Eglise.
8. Le Gouvernement soutenait aussi que les
activités du syndicat auraient risqué de perturber le fonctionnement de l’Eglise,
par exemple en cas de grève. Mais il s’agit là d’une question différente de
celle de l’enregistrement par les autorités roumaines du syndicat, dont elle
concerne une conduite potentielle future. Cet argument, que l’on ne retrouve
pas dans l’appréciation des juridictions nationales qui ont examiné la demande
d’enregistrement du requérant, est hautement spéculatif. Une mesure aussi
radicale que le refus d’autoriser la création d’un syndicat sur la seule base d’une
partie de son programme ne se justifie qu’en présence de menaces graves ou si
le programme contient des objectifs incompatibles avec les principes
démocratiques ou manifestement illégaux (voir, mutatis mutandis, Parti
communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 58,
Recueil des arrêts et décisions 1998‑I,
Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos
41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 107 et suiv., CEDH 2003‑II et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98,
§ 103, CEDH 2004‑I). Au surplus, même dans l’hypothèse où le syndicat
aurait été enregistré, ses adhérents seraient restés intégrés dans la structure
administrative de l’Eglise et soumis à sa réglementation interne, qui leur
imposait des obligations spécifiques en tant que membres du clergé. L’Eglise et
les autorités nationales ne se seraient pas non plus trouvées désarmées face à
d’éventuels écarts de conduite des adhérents du syndicat par rapport à ces
obligations spécifiques : elles auraient pu appliquer des mesures
compatibles avec le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. En
particulier, pour répondre à la crainte exprimée par le Gouvernement roumain
relativement à l’exercice potentiel par le syndicat requérant d’un droit de
grève – quoiqu’il s’agisse là certainement de l’un des droits syndicaux les
plus importants – la Grande Chambre aurait dû tenir compte dans son arrêt
de deux aspects de la jurisprudence de la Cour : 1) le droit de grève n’est
pas un droit absolu (Schmidt et Dahlström
c. Suède, 6 février 1976, § 36, série A no 21 et Dilek et autres c. Turquie, nos 74611/01,
26876/02 et 27628/02, § 68, 17 juillet 2007), et 2) la limitation du
droit de grève peut, dans certains cas, être admissible dans une société
démocratique (UNISON c. Royaume-Uni
(déc.) no 53574/99, CEDH 2002-I, Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres c. Norvège (déc.),
no 38190/97, CEDH 2002-VI, et Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01,
§ 32, 21 avril 2009).
9. Il y a encore d’autres raisons pour
écarter l’argument selon lequel l’enregistrement du syndicat requérant aurait
pu de quelque manière que ce soit compromettre les activités de l’Eglise ou
menacer son autonomie. D’abord et avant tout, les juridictions internes avaient
déjà reconnu le droit des employés de l’Eglise orthodoxe, clercs et laïcs, de
se syndiquer, en octroyant la personnalité morale aux deux syndicats du clergé Solidaritatea et Sfântul Mare Mucenic Gheorghe (paragraphes 46 et 49 de l’arrêt) ;
et rien, ni dans les observations du Gouvernement ni dans les informations dont
la Cour dispose, n’indique que l’existence de ces deux syndicats ait de quelque
manière que ce soit porté atteinte au fonctionnement autonome de l’Eglise
orthodoxe roumaine.
10. Ensuite, d’un point de vue plus
général, le refus d’enregistrer le syndicat requérant était d’autant moins
nécessaire et proportionné que même si les modèles constitutionnels qui
régissent les relations entre les différents Etats européens et les cultes sont
très divers, aucun d’entre eux n’exclut les membres du clergé du droit de
former des syndicats. Dans certains pays, ce droit leur est même expressément
garanti (paragraphe 61 de l’arrêt).
11. Eu égard à ce qui précède, la Grande
Chambre aurait dû conclure que la décision par laquelle le tribunal départemental
de Dolj a rejeté la demande d’enregistrement du syndicat requérant en raison de
l’absence d’autorisation de l’archevêque a bel et bien emporté violation du
droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention.